27 octobre 2005

La France des trois jeunesses

C’était toujours la même histoire ; mais ce n’était déjà plus tout à fait la même. Le 27 octobre 2005, deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, fuient devant une anodine ronde de police, sans que l’on sache s’ils voulaient dissimuler le produit d’un larcin quelconque, ou s’ils craignaient des « embrouilles avec les keufs » qui les auraient mis en retard pour le repas familial du ramadan. Dans leur précipitation, ils se réfugient dans un transformateur EDF, et meurent électrocutés. L’émotion gagne bientôt leur cité de Clichy-sous-Bois. Insultes, colère, voitures brûlées, mais aussi bus, écoles, gymnases. La routine. Mais les nuits d’émeute succèdent aux nuits d’émeute, dans une folle sarabande qui ne semble jamais cesser : cocktails Molotov, plaques d’égouts, machines à laver jetés du haut des immeubles, tout est bon pour chasser « l’envahisseur » casqué de la police française. C’est à la fois un jeu, une téléréalité, une jacquerie. Une guérilla urbaine où les jeunes combattants frappent, puis rentrent dans la foule, anonymes. Très vite, Clichy-sous-Bois fait école. Les forces de l’ordre ne savent plus où donner du casque. Jusqu’à 200 communes participent à ces nuits de fureur et d’ivresse. C’est une grande partie de la France des banlieues qui montre à la fois sa colère et sa force. Les images de télévision leur servent de modèles à imiter, internet et les réseaux sociaux, de moyens de liaison. Pas d’organisateurs, pas de représentants, pas de mots d’ordre, pas de revendication, d’idéologie ni de parti. La seule joie de détruire et de se battre. Cette « émotion » dura trois semaines. Jamais, depuis les premières émeutes urbaines de la fin des années 1970, on n’avait connu pareille simultanéité, sur un temps aussi long. Les images retransmises chaque soir au journal télévisé provoquèrent un effet de sidération sur la population française, et sur les médias du monde entier.

La « banlieue » était à feu – mais pas à sang ; le reste de la France vaquait à ses occupations traditionnelles. Elle n’éprouvait envers les émeutiers ni sympathie ni solidarité ; rien qu’une vague incompréhension mêlée d’effroi. L’absence de solidarité fut d’ailleurs le maître mot de ce mouvement, chaque cité embrasée demeurant jusqu’au bout dans sa logique territoriale de maîtrise de son quartier, de sa résidence, de son bloc d’immeubles.

Seule l’extrême gauche et certains artistes médiatiques manifestèrent un soutien bruyant et compassionnel. Dans les mois qui suivirent, les trotskistes de Krivine et Besancenot tentèrent d’être le levain de cette pâte révolutionnaire ; ils poussèrent les feux de l’antisionisme pour mieux séduire les « frères » banlieusards des Palestiniens ; firent mine de ne pas entendre les « mort aux Juifs » criés dans leurs manifestations ; mais la sauce ne prit jamais entre les jeunes « rebeu » à l’identité musulmane farouche et les vieux gauchos qui préféraient aux hadith de Mahomet les mélopées anars de Brassens et Léo Ferré ; entre les jeunes filles voilées et les anciennes féministes qui avaient jadis jeté leurs soutiens-gorge aux orties.

Toute la classe politico-médiatique cria haro sur le baudet Sarkozy pour sa phrase prononcée, quelques jours avant la mort des deux adolescents fuyards, sur la dalle d’Argenteuil : « Vous en avez assez de toute cette racaille ? On va vous en débarrasser. » Ses adversaires, et surtout ses « amis », crurent un moment que cette rodomontade, si médiatisée, serait celle de trop. Le président Chirac et le Premier ministre Villepin laissèrent leur ministre de l’Intérieur en première ligne ; un « mort » malencontreux parmi les émeutiers aurait ruiné les chances présidentielles de l’ambitieux.

Il n’en fut rien. Les rodomontades sarkozystes étaient alors encore crédibles ; seul ce « roi fainéant » de Chirac, croyait-on, l’empêchait d’être efficace.

Le pied de Sarkozy ne glissa pas dans le sang d’un Malik Oussekine. Il s’en fallut d’un rien. Le 31 octobre, une grenade de gaz lacrymogène tomba devant la mosquée de Clichy, avivant encore la fureur des émeutiers contre cette « offense faite à l’islam ». La police française, stoïque et organisée, ploya sous le choc, mais ne commit aucune imprudence ni exaction. La culture française du maintien de l’ordre fit alors admirer sa différence avec des Anglo-saxons qui sortent plus spontanément leur arme. Leurs histoires ne sont pas les mêmes : ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que les CRS ont remplacé une armée qui n’avait jamais hésité à « tirer dans le tas ».

Mais la police française est conçue pour les affrontements dans le Quartier latin ; pas pour la guérilla dans des grands ensembles. Elle ne peut tenir des quartiers entiers ; ne peut pas non plus appréhender des émeutiers qui, aussitôt leur cocktail Molotov lancé, se noient dans la foule des badauds rigolards, le plus souvent mineurs. Qui arrêter ? Qui viser ? Sur qui tirer ?

Quand Chirac et Villepin comprirent qu’il n’y aurait pas de bavure tragique, et que sa fermeté verbale avait rendu populaire leur ennemi juré, ils surenchérirent en établissant, le 8 novembre, l’état d’urgence dans vingt-cinq départements, au moment même où l’intensité du mouvement diminuait. Certains esprits caustiques firent remarquer que la loi de 1955 sur l’état d’urgence avait servi lors de la guerre d’Algérie. D’autres, plus politiques, comprirent que Nicolas Sarkozy était sans doute devenu président de la République au cours de cet automne tumultueux.

On dénombra 10 000 véhicules incendiés, 300 bâtiments publics calcinés, des écoles vandalisées et des maisons associatives pillées, 130 policiers et émeutiers blessés, 2 700 personnes placées en garde à vue. Les dégâts furent estimés à plus de 200 millions d’euros.

Dans les mois qui suivirent, au cours d’innombrables émissions de télévision, colloques, conférences, les experts, sociologues, commentateurs, politiques de gauche, communièrent dans la thèse devenue vite doxa officielle – et impérieuse – de la « révolte sociale ». Ils tentèrent, les uns après les autres, de donner un « sens politique » à une rébellion qui n’en avait émis aucun. Le romantisme révolutionnaire français s’y donna à plein. Les lacunes de la « République » furent dénoncées à profusion. Les souvenirs de la colonisation furent convoqués à l’éternel procès de la France. Pourtant, d’autres enfants de l’immigration (portugais ou chinois) ne s’étaient pas agrégés aux émeutiers, tandis que d’autres produits de la « coloniale » (indochinoise) n’avaient pas rejoint les rangs de leurs « frères » arabo-africains.

Nos interprètes autoproclamés de la révolte s’efforcèrent de relier ces trois semaines d’émeutes aux manifestations qui avaient eu lieu quelques mois plus tôt contre la loi Fillon de réforme universitaire, et celles qui, quelques mois plus tard, en 2006, auront la peau du CPE, une sorte de Smic jeunes instauré à la hussarde par Dominique de Villepin, avant que le président Chirac ne renonce à l’application d’une loi déjà… promulguée.

Il y avait en effet un lien, mais ce ne fut pas celui qu’ils théorisaient et espéraient.

Lors des manifestations contre la loi Fillon, en mars 2005, une jeunesse des écoles, issue de la petite-bourgeoisie, où les filles tenaient le premier rôle mis en scène par des médias enthousiastes, fut agressée et dépouillée par des hordes de garçons venus des banlieues – ceux-là mêmes qui défendront la mémoire de leurs deux camarades électrocutés de Clichy-sous-Bois – dans un mélange de mépris sarcastique et de haine pour ces « bolos » incapables de se défendre.

Quand Villepin instaura le CPE, il désirait réduire le chômage massif des jeunes des banlieues (40 % des garçons) sans qualification, pour qui un Smic trop élevé au regard de leur faible productivité constitue un obstacle à l’embauche. Mais c’est la jeunesse diplômée des écoles qui se révolta, tandis que celle de la banlieue resta coite, indifférente.

Ces deux jeunesses-là sont connues, reconnues, médiatisées. Elles sont les produits des métropoles mondialisées. Elles sont – toutes deux – des privilégiées, car vivant dans les lieux majeurs de production et d’échanges, là où il y a emplois (dans les services) et richesses (y compris illégales). Elles sont à la fois complices et ennemies, la première étant une proie de choix pour la seconde. La jeunesse diplômée des centres-ville fait profession d’antiracisme et de tolérance à l’égard des minorités ; victime désignée et d’avance compréhensive, atteinte d’une sorte de syndrome de Stockholm, comme si elle tenait le rôle du gibier féminin face au chasseur viril. La jeunesse dorée est fascinée par celle des banlieues, à qui elle emprunte, dans un mimétisme classique, codes vestimentaires et langagiers ; et achète sa drogue. Dans le film Entre les murs (Palme d’or à Cannes, tiré d’un livre de François Bégaudeau), on relevait l’incapacité des professeurs – pourtant pétris comme l’auteur du livre d’une empathie bien-pensante pour ces populations « discriminées » – à transmettre la langue et la culture françaises à des élèves qui la rejettent avec horreur. De son côté, la jeunesse dorée des écoles, encouragée par les parents et par les institutions scolaires, ne rêve que d’études à Londres, New York, Singapour ou Montréal. Ce refus de l’appartenance française est sans doute le lien majeur entre ces deux jeunesses que tout sépare par ailleurs ; la première fuit un territoire national que la seconde investit.

Mais une troisième jeunesse vit ignorée de tous dans l’ombre des deux autres : celle souvent éloignée des grands centres urbains, issue de la classe populaire française qui cumule formation modeste, stages et petits boulots, se sent de plus en plus étrangère dans son propre pays, méprisée par les élites médiatiques, ignorée par les élites universitaires qui ne déploient pas de « discrimination positive » en sa faveur, et par les élites économiques qui préfèrent délocaliser « son » emploi à l’étranger. Cette jeunesse de « petit blanc » rumine sa mise à l’écart symbolique. Elle vit dans son corps même – dents, peau, poids – les ravages de la prolétarisation. Elle a du mal à séduire les filles qui lui préfèrent le bagout de la jeunesse des écoles, ou même la virilité ostentatoire des « racailles » de banlieue. Souvent électeurs du FN, ces jeunes prolétaires dissimulent de moins en moins leur haine des « Arabes » et des élites ; crient « On est chez nous », dans les meetings de Marine Le Pen. Longtemps, la France issue de la Révolution a craint et subi l’affrontement des « deux jeunesses », issues des deux écoles, la catho et la laïque. Notre avenir nous annonce un triangle infernal paré de tous les dangers, sans que l’on sache comment il s’écrira.

Deux ans plus tard, on crut que tout recommençait. À Villiers-le-Bel, encore deux adolescents qui mouraient ; leur moto avait percuté une voiture de patrouille, alors qu’ils ne portaient pas le casque réglementaire. Mais la révolte resta cette fois circonscrite à Villiers-le-Bel. Comme une émeute traditionnelle. En revanche, pour la première fois, les émeutiers sortirent fusils de chasse et fusils à pompe, n’hésitant pas à viser les forces de l’ordre. Un policier perdit un œil ; un autre, un testicule. La police ne répliqua point. Les ordres des officiers étaient formels. Personne ne céda à l’envie de tirer. Il s’en fallut parfois d’un souffle. On ne sait s’il faut admirer le sang-froid des policiers qui évita un carnage, ou le signe donné aux émeutiers que tout était permis. En 1871, Thiers envoya les troupes versaillaises massacrer les communards, dans le but d’extirper la fièvre révolutionnaire qui saisissait Paris depuis 1789. Louis XVI perdit son trône parce qu’il n’osa pas faire tirer sur la foule le 5 octobre 1789, sur les femmes qui vinrent le chercher en son château, pour le ramener quasi prisonnier aux Tuileries. Le député « monarchien » Mounier, désespéré et sentant que l’Histoire avait basculé, brocarda alors avec amertume le roi et sa « nonlonté ». Après Villiers-le-Bel, beaucoup de policiers qui avaient essuyé le feu émeutier sans ciller eurent la pénible sensation que la République n’était plus que l’ombre d’elle-même ; qu’elle avait renoncé au « monopole de la violence légitime » ; qu’elle était désormais plus proche de Louis XVI que de Monsieur Thiers.

Quelques années plus tard, le jeudi 18 juillet 2013, à Trappes, des policiers tentent de verbaliser une jeune femme qui porte un niqab, voile intégral interdit par une législation récente ; le mari s’interpose, s’en prend à un policier. « On n’est pas à Kaboul », aurait lancé ce dernier. Dès le jeudi soir, de nombreux jeunes s’agitent. « Quand j’entends qu’un semblable a eu des ennuis à cause de son appartenance religieuse, ça ne me laisse pas indifférent », raconte un habitant à la journaliste du Monde dépêchée sur place. Le vendredi, après la prière à la mosquée, on ne parle que de Cassandra et de son mari Michaël. La mosquée est tenue de longue date par les salafistes qui enseignent un islam rigoriste et littéraliste. Au fil du temps, les jeunes y sont de plus en plus nombreux, de plus en plus assidus. Il fait chaud et le jeûne du ramadan est parfois pénible. Une vingtaine de jeunes gens quittent la mosquée pour le commissariat où ils exigent la libération de leurs « frères ». Les policiers les renvoient sans aménité. Le ton monte. Les esprits s’échauffent. Le soir, 150 personnes – de Trappes, mais aussi des communes avoisinantes – se pressent devant le commissariat. Beaucoup de jeunes sont vêtus en kamis, la tenue blanche traditionnelle du prophète. Une rangée de policiers en tenue antiémeute leur fait face. Un mortier de feu d’artifice fuse, atterrissant aux pieds des forces de l’ordre. On crie jusqu’à s’époumoner : « Allah Akbar. » Des armes de poing sont arborées. Comme un avertissement sans frais.

Michaël, le mari de la femme voilée, est un converti, et son épouse, Cassandra, une Antillaise de 23 ans convertie à l’islam depuis ses 15 ans. Tout ça fait d’excellents musulmans zélés. C’est la fin d’une évolution démographique commencée à la fin des années 1970. Les banlieues françaises sont désormais homogènes ethniquement et religieusement : les classes populaires « blanches » ont quasiment disparu ; le cinéaste Alexandre Arcady (présentant son film 24 jours qui retrace le meurtre d’Ilan Halimi à l’émission « On n’est pas couché » du samedi 26 avril 2014) confiait, encore abasourdi : « Savez-vous – je l’ai entendu dire par un responsable académique de la Seine-Saint-Denis – que dans les écoles publiques de ce département, il n’y a plus un seul élève de confession juive ? Plus un seul ! Ils sont obligés d’aller dans les écoles privées. » L’islamisation des banlieues françaises est totale ou presque. L’assimilation, l’intégration, la mise en conformité au sein de ces quartiers exigent désormais d’être un musulman comme les autres. L’islam est l’horizon identitaire indépassable de ces populations. Un islam bricolé, un islam mythifié, un islam simplifié par internet peut-être, mais un islam qui aspire à devenir leur identifiant politique. En 2007, déjà, certains ont évoqué des « émeutes de ramadan », mais les militants islamistes n’y avaient pris aucune part. La vie de ces derniers dans les banlieues françaises est rythmée par les relations ambivalentes qu’ils entretiennent avec les caïds de la drogue, à la fois complices – les trafiquants n’hésitent jamais à alimenter la cause tandis que certains dignitaires religieux pardonnent les exactions commises à l’encontre des « infidèles » – et tendues lorsque la morale islamique contredit les nécessités du business. Les caïds sont les patrons de nombreuses cités, ils déterminent la loi et l’appliquent aux contrevenants (y compris par condamnation à mort), et se substituent aux services publics et à l’action sociale, tandis que l’islam sculpte le paysage, mental et moral, mais aussi vestimentaire, sexuel, commercial.

Trappes a bénéficié du plan Borloo de rénovation urbaine pour un montant de 350 millions d’euros. Les barres HLM ont été abattues ; des immeubles pimpants de trois étages et des rues arborées les ont remplacés. Le chômage y est important (17 % de la population), mais moins que dans la commune voisine de Chanteloup-les-Vignes (25 %). En 2011, Trappes a reçu le premier prix des villes fleuries. Mais la population est restée la même. Il y a quelques années encore, une troupe de théâtre local, dirigée avec un enthousiasme inaltérable par Alain Degois, dit « Papy », pouvait révéler un Jamel Debbouze, un Omar Sy, ou une Sophia Aram. Peu à peu, la mosquée fédère et rassemble la jeunesse de la ville. Trappes est aussi la preuve que la loi républicaine peine à s’appliquer dans des territoires où l’énorme majorité de la population n’accepte pas qu’elle soit en contradiction avec une loi religieuse qui la surplombe.

« La présence ostensible du salafisme – favorisée par l’accoutrement spécifique des adeptes – est un symptôme nouveau et fulgurant. Elle exprime une rupture en valeurs avec la société française, une volonté de la subvertir moralement et juridiquement qu’il serait illusoire de dissimuler et qui pose des questions essentielles 1. »

La dernière étape – encore lointaine ? – sera-t-elle la fédération politique de ces mouvements spontanés et disparates ? Un an après l’alarme de Trappes, l’islam était assez enraciné et puissant pour envoyer des centaines de jeunes « français » se battre en Syrie au nom du djihad. Comme la pointe émergée d’un iceberg banlieusard grandi dans la haine du roman national français, en voie de lente sécession.

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