3 octobre 1980
Les loups sont entrés dans Paris
par la rue Copernic
On n’avait pas connu d’attentat à Paris depuis la guerre d’Algérie. Huit jours plus tôt, une explosion à la fête de la bière de Munich avait fait 13 morts ; deux mois auparavant, une bombe à la gare de Bologne avait tué 85 personnes.
Le manque de ponctualité de la synagogue de la rue Copernic, qui avait commencé l’office religieux avec un quart d’heure de retard, l’avait sauvée d’un massacre prémédité. Mais la fureur et la colère ne souffrirent aucun retard. Des mouvements de jeunes Juifs « antifascistes et antiracistes » s’empressèrent de manifester dans les rues de la capitale ; d’autres saccagèrent le siège parisien des Faisceaux nationalistes européens, ou se battirent avec des « néonazis » devant le Bus Palladium ; des coups de feu furent tirés contre la façade de l’Œuvre française (mouvement Sidos) rue Caillaux. Ces jeunes gens en colère n’avaient aucun doute sur l’origine des tueurs. L’« extrême droite » était vouée aux gémonies. Les néonazis ! On assurait qu’un membre des FNE avait revendiqué l’attentat. On ne savait pas encore que c’était une provocation. Les loups étaient entrés dans Paris.
Depuis la guerre des Six Jours en juin 1967, une partie de la jeunesse juive française s’était enrégimentée dans des mouvements de défense sioniste. Elle militait, faisait le coup de poing dans les rues et les universités contre des nazis imaginaires. Elle connaissait le destin tragicomique de ces générations perdues, si bien analysé par Musset dans ses Confessions d’un enfant du siècle, qui arrivent trop tard dans un monde trop vieux, et rêvent de revivre une époque de bruit et de fureur qu’ils n’ont pas connue. Leur fougue n’atteint jamais les buts recherchés, mais ne demeure pas vaine.
La génération de Musset, qui rêvait de la Grande Armée de Napoléon, renversa Charles X en 1830 ; les jeunes Juifs des années 1970, qui s’imaginaient tuer des nazis dans le maquis avec Jean Moulin ou dans le ghetto de Varsovie, renversèrent la statue de Giscard. On reprocha à ce dernier de n’avoir pas daigné se déplacer. On murmura de plus en plus fort qu’il était resté comme Louis XVI à la chasse. On psychanalysa sans se lasser la formule maladroite du Premier ministre Raymond Barre pour lui découvrir un insoutenable inconscient antisémite : « Cet attentat odieux voulait frapper les Israélites qui se rendaient à la synagogue et a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic. »
Dès les premières manifestations, le soir même de l’attentat, alors que le ministre de l’Intérieur Christian Bonnet était venu s’enquérir des dégâts, la foule hurlait : « Bonnet, Giscard, complices des assassins. »
Ce fut le génie tacticien de François Mitterrand que de diriger la foudre sur un président de la République qui n’en pouvait mais.
La campagne présidentielle de 1981 débutait à peine, mais Mitterrand pilonnait déjà son rival. Deux jours après l’attentat, à Tarbes, il rappelait la présence d’« activistes d’extrême droite » dans les rangs du service d’ordre du candidat Giscard en 1974. Dans Le Monde, Jean-Pierre Chevènement enfonçait le clou : « La vérité est qu’une véritable osmose s’est créée entre une partie du personnel dirigeant giscardien et l’extrême droite française, de Vichy au Club de l’horloge en passant par l’OAS. »
Des syndicalistes policiers dénoncèrent des collègues « néofascistes ». Au-delà de la police et de l’État giscardien, on amalgama les groupes de réflexion comme le GRECE ou le Club de l’horloge qui avaient depuis peu pignon sur rue dans Le Figaro Magazine de Louis Pauwels.
Bernard-Henri Lévy, à l’époque proche de Mitterrand, bouclait la boucle dans Le Quotidien de Paris : « Tout le ramdam qu’on a fait récemment autour des thèses élitaires, indo-européennes, parfois eugénistes, des sous-développés de la Nouvelle Droite par exemple, a préparé le terrain à la situation d’aujourd’hui… Le Figaro Magazine, en un sens, c’est pire que Minute ; c’est ce qui permet à des milliers de gens de penser qu’on peut être fasciste sans être un nervi ou une brute de la FANE. »
La police suivit une piste de militants franquistes espagnols qui se révéla une impasse. En juillet 1981, Gaston Defferre, devenu ministre de l’Intérieur, exigeait encore que la police dirigeât ses recherches vers les milieux d’extrême droite.
L’évidence finit toutefois par s’imposer même aux plus rétifs : des Palestiniens avaient organisé le carnage. Ils recommencèrent en 1982, rue des Rosiers, devant le célèbre restaurant Goldenberg. On ne put alors accuser l’incursion de l’extrême droite dans la police ; le président Mitterrand se rendit sur place, quitte à se faire invectiver par des jeunes furieux.
Le temps passa. On oublia. On négligea. Le mur de Berlin tomba. Les archives de la Stasi s’ouvrirent. On découvrit les commanditaires communistes et les exécutants palestiniens de Georges Habache. Un certain Hassan Naim Diab coulait des jours tranquilles au Canada. Devant le juge québécois qui répondait à une demande d’extradition du gouvernement français, il affirma benoîtement qu’il était « victime d’une homonymie ».
On n’en parla pas. Ou peu. La stratégie palestinienne aurait pourtant mérité d’être décortiquée qui ne distinguait plus entre Israéliens et Juifs, rassemblés dans une entité commune dite de « l’État juif », comme si le nationalisme palestinien répondait ainsi à l’action efficace de communication de l’État israélien, qui avait étroitement associé les communautés juives du monde entier – en particulier celles des États-Unis et de France – à son destin.
Cela semblait loin. Dix ans plus tard, des tombes juives furent profanées à Carpentras. Le ministre de l’Intérieur, Pierre Joxe, désigna sans preuves les militants d’extrême droite ; Jean-Marie Le Pen fut accusé ; une manifestation monstre fut organisée dans les rues de Paris où se plongea le chef de l’État François Mitterrand – pour la première fois depuis 1945.
Plus de trente ans après l’attentat de la rue Copernic, pendant la campagne présidentielle de 2012, des enfants juifs furent assassinés devant une école religieuse. On dénonça le fasciste, le raciste, l’antisémite. Bernard-Henri Lévy accusait « les pyromanes de l’identité française ». Nicolas Sarkozy avait remplacé Valéry Giscard d’Estaing. Les médias cherchaient le grand blond nazi avec une kalachnikov. Il était brun, arabe, souriant, amateur de mauvais coups et de jolies femmes. Il s’appelait Mohamed Merah. Les services de police avaient cette fois travaillé trop bien et trop vite. Alors, on s’empressa d’interdire tout « amalgame » avec les Musulmans de France et l’islam, « religion de paix ».