12 décembre 1995

Mai en décembre

Il ne monta pas sur un tonneau et ne harangua pas les ouvriers sortant de l’usine ; mais, affublé d’une sobre veste sans cravate, il s’assit à la tribune. Hésitant, butant parfois sur les mots, devant une salle des spectacles du comité d’entreprise de la gare de Lyon bourrée de cheminots en grève, il lança : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent depuis trois semaines contre la destruction d’une civilisation associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art, et par-dessus tout au travail. »

Le sociologue Pierre Bourdieu n’avait pas l’aura de Jean-Paul Sartre, ni son talent littéraire ; sa prose était complexe, parfois absconse. Mais sa seule présence auprès des cheminots en ce 12 décembre 1995, après trois semaines de grève dans les services publics des transports, rompit l’affrontement inégal entre le « cercle de la raison » des experts et les passions populaires irrationnelles de « corporatismes arc-boutés sur leurs privilèges », que les médias avaient mis en scène depuis le début du mouvement. Entre les élites qui font le bonheur du peuple malgré lui, et le peuple qui fait son malheur par ignorance.

C’était l’originalité profonde de ce conflit. Le plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale avait été présenté par le Premier ministre le 15 novembre à l’Assemblée nationale, sous les acclamations, debout, des députés de la majorité, mais aussi d’une grande partie des élus de gauche. Le soir à la télévision, l’ancien ministre de la Santé du gouvernement Rocard, Claude Évin, faisait assaut d’enthousiasme pour défendre ce plan qui osait à la fois poser des plafonds quantifiés aux dépenses médicales, mais aussi – et surtout – réformer les retraites (passer de 37,5 à 40 annuités de cotisations) et supprimer les régimes spéciaux qui permettaient aux cheminots de partir en retraite dès l’âge de 50 ans. Cette ultime audace avait fait hésiter le président de la République, Jacques Chirac, mais il avait laissé faire son impérieux Premier ministre. L’enthousiasme de l’ancien ministre de Michel Rocard avait le mérite de la cohérence : Juppé mettait en application les mesures préconisées par le « Livre blanc sur les retraites », rédigé sous le gouvernement Rocard, dont celui-ci avait lui-même prophétisé qu’il contenait « de quoi faire sauter plusieurs gouvernements ».

Le 24 novembre, à l’initiative de la revue Esprit, un « appel pour une réforme de fond de la Sécurité sociale » était signé par de nombreux intellectuels, professeurs, experts. Autour de Pierre Rosanvallon, on retrouvait Jacques Julliard, ou Jean-Paul Fitoussi, tous membres d’une gauche modérée, social-démocrate, rocardienne, qui tenaient avant tout à soutenir la patronne de la CFDT, Nicole Notat, qui avait approuvé le plan Juppé, et était fort contestée par la CGT, mais aussi dénigrée, et insultée à l’intérieur de sa centrale syndicale.

Le plan Juppé était en effet rationnel et raisonnable. Le temps de Gabin dans La Bête humaine était bien révolu, et les chauffeurs de TGV ou de métropolitain ne souffraient plus de conditions de travail inhumaines ; leurs revendications paraissaient excessives et désuètes ; on pouvait dénoncer leur archaïsme et leur conservatisme. Pour une fois, le changement, le progrès, la lutte contre les privilèges semblaient avoir changé de camp, et se retrouvaient dans celui des dirigeants et des experts.

C’était un retournement sémantique inouï. Les cheminots grévistes, les anciens damnés de la terre, les personnages sortis de Germinal soudain caricaturés en conservateurs ventrus et bedonnants, personnages de Daumier défendant leurs droits acquis et leurs privilèges ! Et, de l’autre côté de la rive, des gouvernants, de droite comme de gauche, qui s’autocélébraient en réformateurs audacieux, abolissant des privilèges au nom de l’intérêt général et du progrès ! La machine idéologique infernale ne se grippera plus : toute réduction – même la moins justifiée, même la moins légitime – des avantages sociaux se parera des atours de « la réforme », tandis que la défense des acquis sociaux par ses bénéficiaires sera diabolisée sous le terme de « conservatisme ».

Cette grâce technocratique sembla un moment porter Alain Juppé qui affrontait la tempête gréviste « droit dans ses bottes ».

Il avait l’appui unanime des élites de tous bords, tous ceux qui se réclamaient du « cercle de la raison », et revendiquaient encore de défendre « une pensée unique », version française du célèbre acronyme libéral TINA, cher à Margaret Thatcher : « There Is No Alternative ». Mais les grévistes étaient soutenus en silence par une population de millions de salariés d’Île-de-France qui se rendaient à leur travail à pied, et bientôt les pieds dans la neige, mais sans maudire ceux que les médias leur avaient présentés pourtant comme une caste arrogante de privilégiés.

Le climat politique était tendu. Quelques semaines avant le plan Juppé, Jacques Chirac avait expliqué à la télévision qu’il renonçait à son programme de « réduction de la fracture sociale », bien que celui-ci lui eût permis d’être élu président de la République ; il avait « sous-estimé l’ampleur des déficits » ; il mettait le cap sur une politique d’économie et de rigueur, afin de « qualifier la France pour la monnaie unique européenne ».

Un tel cynisme tranquille confirmait à tous ceux qui en avaient douté que la campagne « sociale » défendue par le candidat Chirac lors de la présidentielle de 1995 n’avait eu d’autre but tactique que de vaincre son « ami de trente ans », Edouard Balladur, qui avait osé le défier, en dépit de ses promesses réitérées. « Je vous surprendrai par ma démagogie », avait averti Chirac devant son dernier carré de fidèles effarés.

La grève de décembre fut la première réponse populaire à cette imposture chiraquienne ; elle serait suivie de la défaite cuisante des partis de la majorité lors des élections législatives de 1997 provoquées par la dissolution de l’Assemblée nationale.

Au bout de trois semaines de blocage, le patronat français contraignit Alain Juppé à capituler. Le talon d’Achille du Premier ministre fut qu’il possédait encore les apparences du pouvoir ; ou plutôt qu’il en avait les stigmates. Technocrate français à l’ancienne mode, Juppé incarnait un pouvoir personnalisé et hiérarchique, qui impose et assume sa politique. Dans le schéma autoritaire, mais démocratique, légué par le général de Gaulle, le peuple sait qui dirige et à qui s’opposer. La grève de décembre 1995 serait une période de transition qu’avait fort bien diagnostiquée Pierre Bourdieu : « Cette noblesse d’État qui prêche le dépérissement de l’État et le règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial du citoyen, a fait main basse sur l’État ; elle a fait du bien public, un bien privé, de la chose publique, de la République, sa chose. Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la reconquête de la démocratie contre la technocratie : il faut en finir avec la tyrannie des experts, style Banque mondiale ou FMI, qui imposent sans discussion les verdicts du nouveau Léviathan, “les marchés financiers”, et qui n’entendent pas négocier mais “expliquer”. »

C’est ce que diront les amis d’Alain Juppé et tous les successeurs du Premier ministre à chaque fois que la rue les fera reculer : « La politique est bonne mais n’a pas été suffisamment expliquée. »

Il faudra près de quinze ans pour que les intellectuels, experts, éditorialistes qui avaient soutenu le plan Juppé reconnaissent qu’ils mettaient alors un doigt dans un engrenage mortifère et que l’Europe et la mondialisation étaient des machines de guerre à défaire la protection sociale des salariés et à accroître les inégalités au profit d’une infime minorité de riches. Au bout de quinze ans, Rosanvallon et consorts retrouveraient un discours hostile au capitalisme, après qu’ils eurent permis à celui-ci, par leurs analyses complaisantes de la fondation Saint-Simon, de détruire les acquis des Trente Glorieuses.

Bourdieu ne s’y était pas trompé. Il avait attaqué sans le nommer Pierre Rosanvallon qui avait dénoncé, dans une interview, le « gouffre entre la compréhension rationnelle du monde et le désir profond des gens ». Mais Pierre Bourdieu et ses alliés d’extrême gauche ne tireraient guère avantage de leur lucidité précoce. On convoqua des états généraux, on discuta, on théorisa, on pétitionna. On mena d’inlassables luttes d’appareils syndicaux, partisans, et universitaires. On engagea de grandes luttes égalitaristes et internationalistes. On se dispersa en faveur des « sans-papiers », des « sans-logement », de la cause des femmes, du « genre », des homosexuels, des immigrés. On poursuivit la quête d’une solidarité universaliste sans comprendre que le capitalisme mondialisé assumait ces mêmes objectifs cosmopolites et progressistes avec bien plus d’efficacité et de constance que les « représentants autoproclamés des damnés de la terre ». Le rapprochement de la gare de Lyon resta un moment éphémère.

Le peuple français demeura seul face à la mondialisation.

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