14 janvier 1981
L’idéologie dominante pour les nuls
Il faut relire L’Idéologie française 1. Non pour le style, exalté et grandiloquent. Non pour la vérité historique, tordue dans tous les sens, selon les besoins de la thèse. La vérité historique, Bernard-Henri Lévy s’en moque comme de sa dernière chemise (blanche) ; il « fait la guerre », dit-il souvent, reprenant la fameuse expression de Voltaire menant le combat contre l’« infâme » Église. Et à la guerre, comme à la guerre ! On a souvent expliqué non sans raison que BHL incarnait l’intellectuel français dans sa phase terminale, glorieux passé noyé dans le ridicule de l’imposture, surgeon talentueux non du débat d’idées, mais de la société du spectacle. Il faut aller plus loin. Lui appliquer une expression qu’il affectionne : « De quoi BHL est-il le nom ? » Et, pour cela, relire L’Idéologie française. Une impression de déjà-vu, de déjà-lu, de terrain connu ; de rabâché même ; récité par tous les intellectuels du bel air médiatique, les journalistes, les acteurs, les chanteurs, les animateurs télés, jusqu’à certains sportifs. L’idéologie française est la bande publicitaire de l’époque, l’idéologie dominante pour les nuls.
BHL peut se targuer d’une redoutable efficacité, et d’une grande constance ; depuis trente ans, il dit toujours la même chose.
Il partit d’une intuition juste pour parvenir à une conclusion fallacieuse. Guidé par Sternhell et Paxton, il avait découvert que le régime de Vichy n’était pas l’exclusif repaire de l’extrême droite d’avant-guerre, mais qu’il avait été envahi, submergé de gens de gauche, radicaux, socialistes et communistes, qui œuvrèrent à la révolution nationale. BHL ne voit pas (ne veut pas voir ?) qu’ils sont avant tout rassemblés par le pacifisme d’après la Première Guerre mondiale, ce « plus jamais ça » né dans l’horreur des tranchées, qui de Laval à Céline prit pour cible tous ceux, Juifs en tête, qui paraissaient fauteurs de guerre. Mais BHL, à la suite de son maître Sternhell, voit dans cette collusion vichyste la preuve patente d’un national-socialisme à la française, non seulement indépendant du nazisme allemand, mais qui l’aurait précédé, façonné, forgé. Le diable n’est pas l’Allemagne, mais la France ; pas Berlin, mais Vichy.
Et Vichy, c’est la France.
BHL ouvre une chasse à l’homme, chasse au passé, chasse à la France. Il est le procureur d’une jeunesse arrogante qui accuse des aïeux indignes. Il sera sans respect ni pitié pour ses glorieux anciens. Barrès et Péguy tombent ensemble, Barrès pour nationalisme, Péguy pour socialisme. Barrès pour socialisme, Péguy pour nationalisme. L’antidreyfusard Barrès est le « premier national-socialiste européen ». Péguy n’est pas moins coupable bien que dreyfusard, qui ose respecter la « mystique » de l’adversaire dont il a compris, contrairement à notre procureur impitoyable, que certains aient pu – c’est le cas d’un Jacques Bainville, qui croyait Dreyfus innocent – être seulement révulsés par l’offensive brutale de Zola contre la sainte armée. Les deux sont coupables car ils emploient tous deux le mot interdit de race, et qu’ils poussent l’infamie jusqu’à évoquer « la race française », pour la défendre, la glorifier et, pire que tout : l’aimer. Cet amour de la France, de sa terre, de sa race, est assimilé au nazisme.
Puis, BHL met en joue son plus gros gibier : le parti communiste. C’est la partie la plus iconoclaste de son ouvrage, la plus fondatrice aussi. BHL ne reproche pas au PCF d’être trop marxiste, mais de ne l’être pas assez ; non d’être trop soumis à Moscou, mais d’être trop français. De trop aimer son terroir, son peuple, ses écrivains, sa langue. Maurice Thorez est vilipendé parce qu’il admire Descartes et Napoléon ; Aragon est brocardé parce qu’il adule le style de Barrès, défend l’alexandrin français contre les transgressions de la poésie moderne.
BHL reproche aigrement à Paul Vaillant-Couturier d’exalter les militants « profondément enracinés au sol » et dont « les noms ont la saveur de nos terroirs ». Et ajoute, citant le même Vaillant-Couturier : « Pourquoi refouler toujours “l’amour de notre merveilleux pays” ? Qu’il se rassure, il est là le refoulé. Il est tout entier là, le refoulé pestilentiel. Le racisme, la xénophobie, la cocarde et la connerie. Le travail, la famille et la patrie, et la France profonde. Les germes de ce qui va venir et les fruits de ce qui a été semé. Le PCF, a-t-on dit, n’est pas à gauche, mais à l’Est ; je dirais plutôt, moi : le PCF n’est pas à l’Est mais à droite. »
C’est son amour immodéré de la patrie qui fait du PCF « un authentique parti d’extrême droite » !
La logique est implacable : l’amour de la France, c’est la droite et l’extrême droite ; et l’extrême droite, c’est Vichy ; et Vichy, c’est la rafle du Vél’ d’Hiv’ ; et la rafle du Vél’ d’Hiv’, c’est l’extermination des Juifs. L’amour de la France, c’est donc l’extermination des Juifs. CQFD.
À lire BHL, on comprend mieux le fondement essentiel de l’alliance d’après-guerre entre le général de Gaulle et le PCF, et le sens profond de la célèbre phrase de Malraux : « Entre les communistes et nous, il n’y a rien. » Rien de patriote.
BHL tire à boulets rouges sur le PCF mais épargne le général de Gaulle.
Il oppose le nationalisme du terroir de Pétain au patriotisme désincarné du Général-radio, la nation du Maréchal, « liée au sol et à la terre », et celle du Général, « privée de toute assise et de toute géographie, terre dans la tête aussi bien, et de quasi-fantasmagorie qui, comme la Jérusalem biblique, se fortifie de son exil et de ses attaches expatriées ». Il commet ainsi un fantastique contresens sur le général de Gaulle, enfant de Péguy, Barrès et Maurras, pour qui l’exil à Londres fut une contrainte et une souffrance ; il transforme le Général en une sorte de Juif imaginaire qui aurait emporté la patrie à la semelle de ses souliers, et qui psalmodierait « l’année prochaine à Paris », alors que le Général avait seulement repris dans ses mains l’épée de la France que le glorieux Maréchal avait remisée dans son fourreau. BHL transforme de Gaulle en prince errant, alors qu’il avait choisi de s’installer à Colombey-les-Deux-Églises, au cœur du cher et vieux pays, face à l’Allemagne. BHL réitère l’erreur, déjà condamnée par de Gaulle lui-même dès la fin de la guerre, de la Résistance de gauche qui s’opposa à Vichy, à partir de 1942, au nom du régime parlementaire et des libertés bafoués, alors que lui, de Gaulle, n’a jamais combattu Pétain en ce qu’il « restaurait l’État », mais en ce qu’il acceptait la défaite, et refusait de comprendre que la guerre n’était pas finie. Pétain et de Gaulle avaient la même stratégie : mettre coûte que coûte la France dans le camp du vainqueur ; ils s’opposaient seulement sur le nom de ce dernier.
Dix ans avant la chute du mur de Berlin et les débuts de la « mondialisation », BHL propose déjà le discours qui légitimera l’abolition des frontières, le développement du libre-échange, l’immigration de masse, la destruction de l’État-providence. Il déroule l’idéologie de la mondialisation libérale avant la mondialisation. Il interdit toute tentative politique de concilier le développement national harmonieux et une redistribution sociale. Il sonne la fin des Trente Glorieuses. Il n’ignore pas les questions sociales, comme on le lui a souvent reproché ; il les diabolise ; les marque du sceau infamant du nazisme.
Avec BHL, les élites modernistes françaises trouvent le prêt-à-penser permettant de s’arracher aux nécessaires solidarités nationales. BHL incarne cette « révolte des élites » qu’avait analysée Christopher Lasch. Davantage qu’une révolte, une sécession. Nos élites « bhlisées » reprennent l’ancien cosmopolitisme aristocratique du XVIIIe siècle et de Coblence, mais y ajoutent une utilisation redoutable du régime de Vichy et de la collaboration pour jeter l’opprobre sur toute notion de patriotisme, d’attachement à la terre natale, de sollicitude pour les plus pauvres. C’est exactement l’inverse de ce qu’avait tenté le général de Gaulle : reprendre à Pétain la Patrie, le Travail et la Famille, pour les recouvrir des glorieux oripeaux de la lutte contre l’occupant et de la Liberté de la nation. Renouer, dans les libertés démocratiques, une alliance efficace entre le national et le social, qu’avaient forgée au XIXe siècle Napoléon III et Bismarck, mais qu’avaient ensanglantée les régimes totalitaires fascistes, nazis et communistes. BHL se réfère à de Gaulle pour mieux détruire son œuvre. Il fait son éloge pour mieux le vider de sa substance, le dénaturer. Pour mieux le tuer.
Tout au long de sa brillante carrière, BHL s’illustrera par sa constance véhémente à dénoncer tout retour de l’odieux patriotisme, toujours assimilé au nazisme.
BHL se voudra le héraut des droits de l’homme à travers le monde, combattant partout pour les peuples opprimés, des Bosniaques aux Libyens, mais jamais pour les Français. « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins » (Émile, livre I), nous avait prévenus Jean-Jacques Rousseau, avant d’ajouter : « L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit. »
Redécouvrant son héritage juif sur le tard, Lévy devint un soutien ardent de la cause israélienne, alternant pacifisme sur les plateaux télévisuels français, et fierté nationaliste à Jérusalem, alors même que l’ambition fondatrice des sionistes avait été de permettre aux Juifs de connaître enfin la douce protection de « la terre et des morts » barrésienne, de posséder un terroir à défendre, de devenir des soldats attachés à la glèbe, loin des fumeuses incantations des Juifs à papillotes et à caftans. BHL prit ainsi l’habitude de tenir un double rôle, Zola à Paris et Barrès à Jérusalem ; mais ses efficaces soutiens médiatiques dissimulèrent cette dualité qui confinait à la duplicité.
Quand L’Idéologie française parut en 1981, de nombreux intellectuels de grand renom, tel Raymond Aron, dénoncèrent les approximations, erreurs, contresens, impostures de l’ouvrage et de l’auteur. Ils crurent l’ensevelir et ruiner à jamais sa réputation sous un tombereau d’injures et de mépris. Ils se trompaient. Ils n’avaient pas compris que « BHL était le nom » de la haine de soi française et de la sécession de ses élites. Il ne pouvait que perdurer et prospérer.