16 juillet 1971

La trahison des pairs

Gaston Palewski n’avait pourtant rien d’un factieux. Il était de la noble race des héros de la Résistance qui hantèrent jusqu’à leur mort les couloirs du pouvoir sous la Ve République, comme les maréchaux de Napoléon étaient devenus les hauts dignitaires de la Restauration. Palewski avait d’ailleurs reçu la présidence du Conseil constitutionnel comme son bâton de maréchal. Il n’ignorait pas que le général de Gaulle et Michel Debré avaient forgé cette institution, presque inédite dans la longue Histoire constitutionnelle de la France, comme une muselière à neuf têtes pour protéger l’exécutif des morsures du chien méchant parlementaire ; et une sinécure pour les barons chenus du gaullisme. De Gaulle l’avait nommé à la tête du Conseil pour sa fidélité, pas pour ses compétences juridiques : « Je veux un homme absolument sûr. Peu importent ses ignorances du droit constitutionnel. »

Mais Gaston Palewski détestait Georges Pompidou. Vieux mépris du résistant pour le « planqué », du héros qui risque sa peau pour l’intellectuel aux mains blanches. Et ce mépris s’était depuis peu teinté d’une fureur inexpiable après que le nouveau président de la République ne lui avait pas accordé, pour des raisons encore mal élucidées, la grand-croix de la Légion d’honneur. Le président Pompidou avait été prévenu par Jean Foyer, à la suite du défilé militaire du 14 juillet 1971 : « Le Conseil constitutionnel va nous faire une saleté dans les quarante-huit heures. Je viens de rencontrer le président du Conseil constitutionnel, il est déchaîné contre vous. »

De Gaulle vivant, jamais Palewski n’aurait franchi le Rubicon. Mais le général de Gaulle était mort. Un air de Régence flottait sur la France. C’est dans l’Histoire de notre pays des périodes où les grands du royaume s’enhardissent et frondent, où les magistrats des parlements d’Ancien Régime se poussent du col en s’érigeant défenseurs des libertés du peuple ; jouent aux communes anglaises sans avoir jamais été élus.

Palewski renouerait avec cette tradition rebelle sans le vouloir, sans même le comprendre. Sa décision du 16 juillet 1971 resterait dans l’Histoire. Gravée en lettres d’or dans tous les ouvrages de droit. Enseignée à tous les étudiants en sciences politiques. Avec des trémolos dans les notes de bas de page, les juristes encenseraient les « sages du Palais-Royal ». Ils furent alors les seuls à apprécier à sa juste mesure l’inouï sacrilège. En France, personne ne s’intéresse au droit. C’est pourtant en ce jour du 16 juillet 1971 que nous avons abandonné sans le savoir les rivages de la République, fondée depuis 1789 sur le suffrage du peuple, et que nous sommes entrés, les yeux fermés, sur le chemin cahoteux du gouvernement des juges.

Les révolutions en France aiment l’été pour survenir.

Ce jour-là, le Conseil constitutionnel décida d’annuler une loi Marcellin (ministre de l’Intérieur) réglementant la liberté d’association (on est trois ans après Mai 68), car elle dérogeait, selon le Conseil, à un des principes fondamentaux tirés de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. La noblesse de la référence dissimule à nos yeux désormais dessillés l’énormité de la transgression. Cette Déclaration se situait dans le préambule de la Constitution ; mais elle y était insérée (avec celle de 1946) comme une référence philosophique, pas comme un texte juridique. La manœuvre était habile et se révéla promise à un grand avenir : le juge pioche – et piochera – dans les déclarations de 1789 et de 1946 – plus tard dans les Conventions européennes des droits de l’homme – des principes qu’il découvre, interprète, modèle, façonne tel un alchimiste doué. Longtemps méconnus – et pour cause –, le juge les consacre, les interprète, et les impose à un pouvoir qui n’y peut mais.

Au fil des années, tous ces beaux principes constitueront un « bloc » que le juge fera respecter comme s’il avait valeur constitutionnelle. Comme s’il venait de Dieu. C’est d’ailleurs l’idée originelle. Lorsque les premiers pèlerins débarquèrent en Amérique, ils s’identifiaient au peuple d’Israël de l’Ancien Testament entrant en Terre promise après avoir fui les miasmes corrupteurs de l’Europe des rois, leur Égypte des pharaons à eux. En Terre promise, les juges régentaient la vie du peuple élu au nom de la loi divine. Même quand les premiers rois, les Saul, David et Salomon, furent imposés par le peuple, les prophètes dénoncèrent sans relâche les méfaits des monarques au nom de la loi religieuse. Dans une Amérique imprégnée d’une religiosité fervente, la Constitution est la Bible, et les juges de la Cour suprême sont ses prophètes vétilleux.

Si, aux États-Unis, on a défendu la liberté religieuse contre l’État, en France, nos rois, nos empereurs et notre République ont au contraire farouchement combattu l’influence politique de l’Église. De Gaulle avait dit : « En France, la Cour suprême, c’est le peuple. »

Pour cette décision inaugurale du 16 juillet 1971, c’est Alain Poher qui, en tant que président du Sénat, avait déclenché l’opération. Ce démocrate-chrétien bon teint rameutait pour l’occasion le vieil esprit contestataire du christianisme des origines. Un air de sacristie flottait dans les couloirs du Palais-Royal.

Dès 1974, le président Giscard d’Estaing, à peine élu, donnerait une première ampleur à la révolution des juges en autorisant soixante députés ou sénateurs à porter toute loi nouvelle devant le Conseil. La politique était saisie par le droit qui ne la lâcherait plus. La gauche l’utiliserait jusqu’en 1981, et la droite après, faisant ainsi prospérer de conserve le bloc de constitutionnalité. En 1985, le président Mitterrand nommait à la tête du Conseil Robert Badinter. L’ancien ministre de la Justice entra au Palais-Royal avec des rêves de Cour suprême plein la tête.

Avec prudence, mais avec une redoutable efficacité, il accepta que le Conseil devînt une arme de guerre politico-juridique contre les majorités de droite qui cohabitèrent par deux fois avec le président Mitterrand. Il s’opposa à Charles Pasqua au sujet de l’immigration. Le ministre de l’Intérieur avait l’ambition de rétablir la souveraineté de l’État français sur les mouvements de populations ; Badinter et le Conseil lui opposèrent le feu nourri des droits de l’homme. Les juges l’emportèrent. Pasqua tonna, menaça, céda. Il songea à porter la dispute devant les Français par référendum ; il aurait ainsi ressuscité en le démocratisant le fameux lit de justice qui voyait le roi en majesté passer outre les contestations et les oppositions des parlements. Il renonça. Capitula. Comme Louis XVI ramenant les parlements d’exil, après que son grand-père, Louis XV, les eut chassés. Son échec servit d’exemple. Les politiques de droite comme de gauche se tinrent cois. En 1985, le Conseil expliqua que la « loi votée n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». Sous cette formule badine, se dissimulait une révolution achevée : le Conseil passait d’un contrôle technique de la loi (conformité par rapport à une norme supérieure) à une censure politique de son contenu.

Depuis lors, les majorités anticipent la censure du Conseil et arrachent elles-mêmes les projets qui risquent de déplaire aux grands prêtres du droit. Le mode de désignation très politique des juges et leur prudence matoise ont permis à ceux-ci de ne pas abuser de leur pouvoir exorbitant et de le faire accepter en douceur par l’opinion. Mais leur inexpérience juridique les contraint à s’entourer de professionnels issus pour la plupart du Conseil d’État, qui prennent une influence déterminante autant que discrète. Tous les rapporteurs du Conseil constitutionnel sont des maîtres des requêtes détachés de la maison voisine ; le secrétaire général du Conseil constitutionnel est le plus souvent le futur vice-président du Conseil d’État. Pas étonnant qu’au fil des ans, la jurisprudence du Conseil constitutionnel se soit sagement alignée sur celle du Conseil d’État. L’élite de l’administration française s’adapte à toutes les situations pour conserver son influence.

Les politiques eux-mêmes semblent désormais apprécier leur licol, comme le chien de la fable son collier. Le loup d’antan veut paraître libéral. En 2007, Nicolas Sarkozy crut habile d’accorder aux simples citoyens le droit d’attaquer une loi – n’importe quelle loi, même celles du passé – devant le Conseil constitutionnel. De son siège cossu de sénateur, Robert Badinter apprécia. C’était là une de ses plus anciennes revendications que n’avait jamais satisfaite François Mitterrand.

Dès qu’il était arrivé place Vendôme, le 2 octobre 1981, aussitôt après qu’il eut envoyé la guillotine à la casse, il avait, lui, décidé la reconnaissance par la France du recours individuel devant la Cour européenne des droits de l’homme. Chaque Français pourrait désormais attaquer son propre État devant une cour étrangère !

La gauche achevait ainsi le travail commencé par Valéry Giscard d’Estaing. En 1974, c’est sous sa présidence que la France avait ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales signée en 1950. Mais, contrairement à ce que laissèrent alors entendre les inlassables contempteurs du « retard français », ce n’était pas le contenu de ces libertés qui gênait ses prédécesseurs, mais que le contrôle de son application fût confié à une cour européenne siégeant à Strasbourg, et dont la jurisprudence s’imposait aux États membres. Le ministre de la Justice de l’époque, Jean Foyer, avait mis en garde le général de Gaulle contre le risque de mettre ainsi la France sous tutelle des juges européens. Lors du Conseil des ministres qui suivit, après que le ministre des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, eut exposé l’intérêt de ratifier la Convention, le général de Gaulle conclut à l’intention de son garde des Sceaux : « J’ai lu votre note. Vous m’avez convaincu. La Convention ne sera pas ratifiée. La séance est levée. »

Tous les fils se raccordèrent peu à peu. Ce que les juristes appelaient la hiérarchie des normes. D’abord, il y a les lois, et puis les traités, et au-dessus la Constitution. Et il y a le juge constitutionnel qui l’interprète. Au nom des grands principes, chantait ironiquement Guy Béart, grand ami de Georges Pompidou, à la même époque…

Depuis le coup de force de Palewski, le garrot a été serré. Le Conseil d’État et la Cour de cassation ont reconnu la supériorité du droit européen sur les lois nationales. Et l’autorité des cours européennes sur leurs jurisprudences nationales. À l’occasion de l’adoption du traité de Maastricht, en 1992, le Conseil constitutionnel a estimé qu’on devait modifier la Constitution pour la mettre en conformité avec le traité européen. Le texte suprême n’était plus suprême. « Est souverain, celui qui décide de la situation exceptionnelle », avait dit Carl Schmitt. Cette solution n’était pourtant pas inéluctable. Le tribunal de Karlsruhe, la Cour suprême allemande, fit le choix inverse : modifier les traités européens pour les mettre en conformité avec la Constitution allemande.

Nos juges sont restés avant tout des prêtres. Ultramontains. Bruxelles (et Luxembourg) n’est pas éloignée de Rome. Et la Déclaration des droits de l’homme a pris la place des Saintes Écritures. Le souverain est de même enchaîné dans les fers dorés de l’immanence, du droit naturel, de la morale transformée en moraline, et d’un pouvoir clérical étranger à la nation et à ses intérêts. Courbe-toi, fier Sicambre ! Le général de Gaulle avait conçu les institutions de la Ve République comme un nouveau Consulat pour redonner sa liberté d’action – et son efficacité – à un État ficelé par les jeux des partis, factions et féodalités. « Souvenez-vous de ceci, avait-il prévenu. Il y a d’abord la France, ensuite l’État, enfin, autant que les intérêts majeurs des deux sont sauvegardés, le droit. » Depuis sa mort, nous avons retourné la pyramide : d’abord le droit, puis l’État, et enfin, quand elle n’est pas vouée aux gémonies, la France. Le culte germaniste de l’État de droit a supplanté la souverainiste raison d’État gaullienne, par l’intermédiaire de « la prééminence du droit » rappelée avec constance dans tous les traités européens. Les mots ont changé de sens. Au XVIIIe siècle, l’« État de droit » était, selon le doyen Carbonnier, un État qui se donne des lois et des juges ; on attendait de lui la protection des libertés individuelles et le recul de l’arbitraire ; désormais, il est devenu tout au contraire « le droit qui se donne la personne-État pour instrument de communication et d’action ».

Mais le droit ne règne jamais sans son alter ego : le marché. Alors, sont revenus groupes de pression, lobbies, bureaucraties, corporatismes, communautés et mafias, que la révolution judiciaire ne tarda pas à ramener dans ses bagages, selon l’exemple tant admiré des Amériques. Le Gulliver étatique est plus que jamais ligoté. Jusqu’à sa mort, Pompidou ne parla plus que du « funeste Palewski ».

Загрузка...