16 novembre 1972

Comme ils disent et ne devront plus dire

Longtemps on a cru qu’il parlait de la rue Saint-Lazare. Et puis, on a cherché sur le plan la rue Sarasate, petite artère inconnue du XVe arrondissement. L’écriture de la chanson est, comme toujours avec Aznavour, fine, précise, élégante. Littéraire. Tellement française. Tout le monde sait que le grand chanteur aime les femmes, avec passion même ; qu’il n’est nullement un homo… « comme ils disent ». Son personnage de vieux garçon qui habite seul avec maman dans un très vieil appartement, et dont le vrai métier c’est la nuit, il l’exerce travesti, est dépeint avec la subtilité qu’il avait déjà montrée dans l’évocation de son peintre vieillissant et nostalgique de « la Bohème ». À la sortie du disque 2, le scandale tourne très vite au triomphe. Certains bougonnent contre les « pédales », mais le 45-tours s’arrache. Personne ne songe à une quelconque censure pour « bonnes mœurs ». La création d’Aznavour est originale mais emprunte en vérité certains sentiers battus, voire quelques clichés. L’homo vit seul, avec sa mère ; il a des aventures fugaces, amours sans joie ; est amoureux d’un garçon beau comme un dieu qui passe le plus clair de son temps au lit des femmes. Comme dans Proust, et toute la littérature, les amours homosexuelles sont sans espoir.

Pourtant, cette chanson est présentée depuis quarante ans comme une libération, une transgression inouïe des tabous, un éloge de la différence, de la tolérance, pour des garçons qui n’ont pas à s’excuser, car c’est la nature qui est seule responsable si je suis un homo comme ils disent. Un progrès majeur de la civilisation.

Le thème était rarement abordé dans la chanson française. La liberté était plus grande dans les années 1920 lorsque Maurice Chevalier chantait : « C’est une fille », histoire du mariage d’une fille très masculine avec un travesti. Félix Mayol, le roi du caf’ conc’ d’avant 14, et Charles Trenet osaient alors avouer leurs penchants. Ce dernier se fera plus discret après guerre, et sa carrière subira une longue traversée du désert jusqu’à son retour triomphal dans les années 1980.

C’est que, avec la défaite de 1940, la France cherche les raisons de son humiliation. Les soldats allemands qui défilent sur les Champs-Élysées sont impressionnants de virilité conquérante. Beaucoup de femmes succombent à leur charme. « La Française conservera toujours son cœur au vaincu », rigolent les titis parisiens ; la contrepèterie est aisée à découvrir : et son cul au vainqueur !

Vichy accuse « l’esprit de jouissance ». L’homosexualité est une de ses cibles. Avant guerre, une grande tolérance régnait, traditionnelle en France, pour les questions sexuelles.

Mais pendant toute la guerre, à travers les mots d’ordre, les polémiques à distance, les slogans, une concurrence virile oppose Vichy à Londres. De part et d’autre, les homos sont priés de rester discrets. Ils ne sont pas persécutés ; mais on préfère mettre en avant un valeureux combattant sur son char qui affronte les Allemands les armes à la main. À l’époque, les homosexuels résistants le comprennent et l’admettent. C’est un peu comme les religions auxquelles les règles de la laïcité demandent une discrétion dans l’espace public pour ne pas provoquer les autres. Pas une discrimination, encore moins une persécution, plutôt la garantie d’une véritable liberté.

À Vichy, le discours matrimonial et familialiste n’empêche pas les homosexuels de tenir le haut du pavé. Le ministre de l’Éducation nationale, Abel Bonnard, est surnommé Gestapette et les officiers allemands rencontrent d’innombrables gitons au bar du Select, à Montparnasse.

Dans les années 1950 et 1960, la virilité gaulliste continue de régner sur les esprits. Et la contre-société communiste en rajoute, qui voit l’homosexualité comme un signe éclatant de décadence bourgeoise. Les plus grands chanteurs français comme Brel (« Les bonbons », 1967) et Brassens (« Les trompettes de la renommée ») n’hésitent pas à se moquer – mais sans méchanceté – des premières tendances homosexuelles qu’ils ont finement repérées dans les révolutions juvéniles. En 1968, Fernandel brocarde à grand renfort de déhanchements et de roulements d’yeux, pour un public hilare, un garçon dont « on dit qu’il en est », à la manière répétitive et irrésistible de « Félicie aussi » !

Réaction d’une génération adulte qui résiste – en les raillant – aux nouvelles tendances de la jeunesse. Les années 1960 bouleversent en effet les codes de la séduction : cheveux longs et chemises à fleurs, bientôt talons hauts et maquillage (David Bowie) pour les hommes, et goût des femmes androgynes façon Birkin et Hardy – femmes sans hanches ni seins, qu’on se met à trouver belles alors qu’elles avaient été délaissées au fil des siècles, au nom d’une culture séculaire qui était attirée par les hanches profondes et les seins lourds, qui ne furent sans doute au départ que des talents sélectionnés par l’Évolution pour la reproduction de l’espèce.

On peut d’ailleurs se demander si cette mode androgyne n’était pas elle-même une réponse de l’Évolution à l’explosion démographique du XXe siècle. Les imprécations des religions monothéistes lancées contre l’homosexualité – essentiellement masculine, la préférence des filles pour les filles bénéficiant d’une grande mansuétude, comme si elle n’était pas prise au sérieux par les sévères prophètes juifs, chrétiens et musulmans –, ces imprécations implacables – « l’abomination » du Lévitique – étaient contemporaines des petites communautés humaines, aux temps d’une agriculture très peu productive et d’une mortalité infantile obsédante. Les vieux peuples fatigués d’Europe seront les premiers – ils sont restés les seuls – à tolérer une homosexualité qui ne menace plus la pérennité de l’espèce.

Mais l’émergence de l’homosexualité triomphante est d’abord liée à une évolution décisive du capitalisme. Du XIXe siècle jusqu’à la reconstruction d’après 1945, celui-ci avait privilégié l’épargne et l’investissement, mettant en avant les tempéraments austères et économes. La frustration sexuelle était une vertu ; la débauche, un gaspillage. À partir des années 1970, le capitalisme en Occident a un besoin insatiable de consommateurs pour améliorer ses marges rognées par la hausse des salaires et l’inflation. Il favorise, à travers ses canaux publicitaires et médiatiques, les comportements hédonistes. Le « Jouissons sans entrave » des rebelles de Mai 68 deviendra bientôt un slogan publicitaire. Le patriarche est un piètre consommateur. Il faut détruire la virilité en l’homme pour que naisse et prospère sa pulsion consommatrice. L’univers homosexuel – surtout masculin – incarne alors – et encore aujourd’hui – le temple de la jouissance débridée, de la sexualité sans contrainte, de l’hédonisme sans limite. La glorification de l’homosexualité par la machine publicitaire est l’autre face d’une même médaille qui dénigre et délégitime la famille patriarcale traditionnelle.

À l’époque, les homosexuels se moquent encore du mariage bourgeois, de ses contraintes de fidélité et de tempérance sexuelle. L’amour est brocardé comme une chaîne inutile. Dès la fin du XIXe siècle, Oscar Wilde, prince des ténèbres homosexuelles londoniennes, avait défini l’amour comme une grotesque romance où on « commence par se tromper soi-même, et où on finit par tromper l’autre ».

Marcel Proust est aussi lucidement cruel. Comme les amis anglais de Virginia Woolf dans les années 1920, ces écrivains et artistes préfigurent la « libération sexuelle » de la génération 68. Et ils donneront le la. Les homosexuels vont peu à peu être transformés en modèles. La marginalité s’apprête à devenir le modèle.

Les homosexuels ne se contentent pas de sortir de la marge ; ils sont – sans qu’on le comprenne très bien alors – la pointe avancée de la norme à venir. La norme commerciale. Ils sont, chez les hommes, les meilleurs et plus actifs consommateurs. Ils sont, à l’instar des femmes, un marché de prédilection. Les publicitaires ne tarderont pas à s’en apercevoir. Les Double Income No Kids (DINKS) sont leurs chéris. La mise en pleine lumière de l’homosexualité – et plus généralement de l’ambiguïté sexuelle, de l’androgynie, de la féminisation des manières, des modes et des mœurs – est d’abord et avant tout une grande affaire commerciale.

Un an avant la chanson d’Aznavour, des militants d’extrême gauche ont créé le Front homosexuel d’action révolutionnaire. Il est le frère du mouvement féministe, tous deux produits du slogan de Mai 68 : « Tout est politique. » Reprenant les intuitions de certains socialistes français du XIXe siècle comme Fourier, une partie des gauchistes de l’époque prônent des valeurs libertaires et antiautoritaires. Ils s’opposent au pouvoir gaulliste, mais aussi aux communistes orthodoxes et aux maoïstes puritains. Pour ces libertaires, l’homosexualité est une arme de guerre contre la famille patriarcale, symbole de la répression réactionnaire. Ces militants homosexuels, comme les féministes, multiplient les actions médiatiques, maniant avec une rare habileté l’art de la provoc’ et de la formule lapidaire. Ils deviendront souvent d’excellents publicitaires. À l’époque, ils se veulent encore en symbiose avec le peuple asservi par les bourgeois, mais découvriront bientôt que la classe ouvrière est rétive à la « pédale », comme on dit alors dans les usines. Ils ne tarderont pas à s’éloigner du peuple enfermé dans une caricature dédaigneuse du « macho homophobe, misogyne et xénophobe ». Le mépris de classe et la « prolophobie » affleurent sans cesse dans le combat des bien-pensants contre la prétendue « homophobie ».

La méthode des militants homosexuels est mise au point et ne changera plus : elle repose sur le rejet de l’autorité, assimilée au fascisme, et une stratégie permanente de victimisation pour susciter la compassion comme la haine du prétendu oppresseur « homophobe ».

Au fil des années, le lobby homosexuel s’organise et s’enrichit. Dans la stratégie de victimisation de ses porte-drapeaux les plus acharnés, il ira jusqu’à réécrire l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, s’inventant des persécutions de la part de Vichy, qui aurait envoyé des homosexuels dans les camps de concentration 3. Le gay veut être un Juif comme les autres. Tissu d’inventions dénoncé par les historiens comme Serge Klarsfeld, mais très efficacement imposé par le lobby gay à une société médiatico-politique inculte et craintive.

En vérité, la seule loi contraignante votée par Vichy fut celle du 6 août 1942, au nom de la protection de la jeunesse ; elle nous est aujourd’hui présentée comme une scandaleuse criminalisation de l’homosexualité alors que le « crime de sodomie » avait été supprimé dès la Révolution française. La loi de Vichy ne rétablissait nullement cet antique « crime de sodomie », mais sanctionnait pénalement les relations homosexuelles entre un homme majeur et un mineur, alors que la limite d’âge était maintenue à seize ans pour les relations hétérosexuelles ; et faisait du jeune séduit un complice autant qu’une victime. Cette distinction antipédérastique ne fut remise en cause ni par la IVe République, ni par le pouvoir gaulliste ; elle fut encore renouvelée par une loi du 23 décembre 1980 que le Conseil constitutionnel valida ; mais elle fut supprimée par la gauche en 1982 après d’intenses campagnes vantant dans le journal Libération l’initiation « des enfants au plaisir ».

La rencontre entre l’homosexualité et le capitalisme est le non-dit des années 1970. Entre un mouvement gay qui arbore un drapeau arc-en-ciel et un capitalisme qui découvre les joies et les profits de l’internationalisme, il y a un commun mépris des frontières et des limites. Entre la fascination homosexuelle pour l’éphèbe et une société capitaliste qui promet la jeunesse éternelle, l’entente est parfaite. Le rejet haineux du père est sans doute le point commun fondamental entre une homosexualité narcissique qui transgresse sexuellement la loi du père et un capitalisme qui détruit toutes les limites et les contraintes érigées par le nom du père autour de la cellule familiale, pour mieux enchaîner les femmes et les enfants – et les hommes transformés à la fois en enfants et en femmes – à sa machine consumériste.

L’alliance improbable entre l’extrême gauche libertaire et le marché se fera à travers la geste homosexuelle et au nom de la « transformation des mentalités ».

Dominants dans la mode, les médias et l’univers artistique, de nombreux homosexuels, plus ou moins militants, imposent leur vision de l’homme-objet à une société patriarcale qui a inventé la femme-objet pour protéger son désir sexuel. En 1971, Yves Saint Laurent fait scandale en posant nu pour la publicité de son parfum « Pour homme ».

Le lobby gay gagnera au fil des années en visibilité. Il mènera victorieusement la bataille sémantique ; Aznavour avait contribué à la substitution de pédéraste par homo, moins insultant ; mais homo, encore trop « discriminant », sera lui-même remplacé par gay, plus flatteur : « Good As You ». La revendication d’égalité est ici une manifestation éclatante de puissance. Les maîtres imposent toujours leurs mots. Le lobby gay aux États-Unis est aujourd’hui financé par les plus grands capitalistes américains, Bill Gates et Steve Ballmer, Google, Facebook, eBay, ou un magnat des hedge funds comme Peter Singer. En France, Pierre Bergé, le patron d’Yves Saint Laurent, créera le journal Têtu dans les années 1970 avant de financer dans les années 1980 SOS Racisme. Le mélange sexuel et ethnique – le « métissage » – deviendra la religion d’une société qui se veut sans tabou, et ne supporte plus les limites de la différenciation des peuples comme des sexes. Cette babélisation généralisée est encouragée par un capitalisme qui y voit une source de profits.

En cette année où Aznavour évoquait la rue Sarasate, Michel Sardou chantait « La folle du régiment ». Sardou jouait le beauf se moquant des folles. On est dans un registre traditionnel, gouaille populaire sans méchanceté, mais sans confusion des genres. Les sexes sont bien définis et les vaches bien gardées. Sardou aurait pu chanter sa folle du régiment dix ans, vingt ans, cent ans avant. C’est une chanson populaire qui exprime le sentiment encore dominant. Pour peu de temps encore. Avec « Comme ils disent », Aznavour au contraire annonce les temps qui viennent : sa chanson est celle des nouvelles élites qui montent. Elle marque une mutation historique, sociologique, économique aussi, presque anthropologique.

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