23 mars 1979
La sidérurgie tombe la première
Ce n’était certes pas la Commune, mais il y avait longtemps qu’une telle violence ouvrière n’avait pas déferlé sur la capitale ; depuis 1947 sans doute, et les grèves insurrectionnelles de la CGT matées par les CRS du socialiste Jules Moch. Mais, à l’époque, le syndicat communiste est au sommet de sa puissance et de la terreur qu’il inspire ; la bourgeoisie tremble et voit – à tort – la France comme le prochain pays envahi par les chars russes. Trente ans plus tard, la peur a changé de camp. La lutte des classes existe, Karl Marx avait raison ; mais la classe ouvrière ne la gagnera pas. Elle le pressent. En 1979, les sidérurgistes sont les premiers à monter sur l’échafaud. Des semaines avant leur grand défilé du 23 mars à Paris, ces gens du Nord et de Lorraine, d’habitude si calmes, si mesurés, devenus fous de colère, ont cassé des vitrines, attaqué des commissariats, saccagé des bureaux d’administration, occupé des stations de radio, bloqué des trains et des routes. Ils ont promis d’ameuter la France entière. L’État n’est pas sourd. Le président Giscard d’Estaing et son Premier ministre, Raymond Barre, sont des technocrates libéraux mais imprégnés de tradition colbertiste. Tout mouvement social d’envergure réveille dans leurs mémoires le souvenir traumatique, voire obsessionnel, de Mai 68.
Les deux plus hauts représentants de la droite française n’ont pas hésité un an plus tôt à nationaliser les deux grands groupes Usinor et Sacilor pour les sauver d’une faillite programmée. Ils croient encore aux principes gaullistes qui lient depuis 1945 l’État, la modernisation d’une industrie nationale, et le progrès social. Ils sont convaincus que l’État peut, comme d’habitude, compenser la tradition d’un capitalisme français sans capitaux pour faire les investissements massifs qu’exige le progrès technique. Ils ont connu les temps glorieux de la planification, lorsque dans le cadre des Ve et VIe plans, on organisa au cours des années 1960 le redéploiement de la sidérurgie française vers les sites neufs, Dunkerque dans le Nord, Fos-sur-Mer dans les Bouches-du-Rhône. Ils ont lu les innombrables notes pondues par les technocrates du ministère de l’Industrie, qui rappellent l’histoire mouvementée de la sidérurgie, pionnière de l’industrialisation française dès le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe, autour des petites mines de fer et au charbon de bois fourni par les forêts du Périgord, de Bourgogne, d’Ardèche ou de Champagne. Et puis, la seconde industrialisation, de la fin du XIXe siècle, celle de l’acier, qui fait de la Lorraine – avec ses énormes mines de fer et de charbon – et du Nord charbonnier des « pays noirs » immortalisés par Zola. C’est le temps des énormes usines, des cathédrales industrielles, l’âge d’or de la sidérurgie ; le temps où on fait la guerre pour elle en France, en Allemagne, en Belgique ; où on organise l’exode rural à son profit ; où les grandes dynasties de maîtres des forges – Schneider, Wendel – deviennent les archétypes des grands capitalistes, symboles honnis des deux cents familles.
Pour Giscard et Barre, le temps, comme d’habitude, arrangera tout. Il faut s’adapter, et encore s’adapter. Se moderniser, encore se moderniser. Ils sont tous deux des Européens convaincus et sincères, et ne se plaignent pas, au contraire du général de Gaulle naguère, que le traité de la CECA ait permis à l’Allemagne de recouvrer à moindres frais une sidérurgie qu’on avait tenté à deux reprises, en 1923 (occupation de la Ruhr) et en 1945, de lui arracher en vain. Dans les années 1960, la CECA a fourni des aides aux investissements qui ont modernisé et concentré la filière, afin de lui permettre de résister à la concurrence américaine et anglaise.
Mais le credo de Giscard et Barre est sérieusement écorné par la fermeture inattendue, en 1977, de l’usine ultramoderne de Louvroil dans le Nord par Usinor.
Entre avril 1979 et décembre 1980, 21 000 ouvriers sont licenciés à Denain (Nord) et à Longwy (Meurthe-et-Moselle). L’État indemnise généreusement et achète la paix sociale. La gauche promet monts et merveilles, mais, après son arrivée au pouvoir en 1981, n’agira pas différemment de ses prédécesseurs. Elle fusionnera les deux groupes que l’État giscardien avait nationalisés. C’est la fuite en avant par le poids et la taille – toujours plus gros ! – pour régler les besoins d’investissements toujours plus importants et réduire l’endettement. Alors, quand il n’y aura plus qu’un seul groupe français, on le fusionnera au luxembourgeois, pour faire un groupe européen, Arcelor. Cette course au gros finira dans les années 2000 dans la gueule d’un prédateur encore plus puissant, l’Indien Mittal, méprisé par l’aristocratie européenne de l’acier, mais qui a ressuscité avec sa structure familiale et ses financements opaques le capitalisme du XIXe siècle.
Le prix de l’adaptation, de la modernisation, est toujours plus élevé. Prix social en licenciements ; mais aussi prix financier pour l’État qui se ruine en « plans sidérurgiques ». La valse des millions d’argent public donne le tournis. Des usines ultramodernes se révèlent des éléphants blancs. Des sommes énormes disparaissent pour des aciéries à oxygène qu’on ne verra jamais, des installations d’enrichissement du minerai qui demeureront à l’état de projet. Les maîtres des forges prennent la poudre d’escampette. Ils investissent dans des secteurs plus porteurs, le nucléaire ou la banque. Des décennies plus tard, on retrouva les Wendel gérants de fonds d’investissement. La finance a remplacé l’industrie !
À la même époque, le PDG de Lip démissionnait et déclarait désabusé : « Jusqu’à Lip, nous étions dans un capitalisme où l’entreprise était au cœur de l’économie. Après, nous nous sommes trouvés dans un capitalisme où la finance et l’intérêt de l’argent ont remplacé l’entreprise. »
L’optimisme scientiste et industrialiste des technocrates français et européens se fracasse contre l’évolution du capitalisme que la vieille sidérurgie annonçait malgré elle. Ce ne sont plus les ressources du sous-sol qui déterminent désormais l’allocation des richesses, mais les flux de marchandises et de capitaux. Les pays noirs sont trop loin des ports et des grandes villes, qui deviendront bientôt des métropoles. L’État français, et sa volontariste politique d’aménagement du territoire, sera rendu impuissant par les injonctions libérales européennes et la globalisation. L’avènement des pays émergents ramènera le capitalisme à son stade originel, celui des prédateurs sans complexes, des ouvriers traités comme des esclaves ou des chiffres dans un bilan ; retour à ce capitalisme du XIXe siècle de Dickens et de Zola qu’avait inauguré la sidérurgie. Comme si tout devait (re)commencer et finir par le fer et l’acier. Mais, à l’époque, les maîtres des forges détenaient tout, le sol et le sous-sol, les mines et les usines. Les églises et les stades de football. Les corps et les âmes. Ils s’en vont sans une larme et laissent une terre désolée, ruinée, exsangue, après un siècle de bons et loyaux services.
La classe ouvrière n’est que la première victime. La classe moyenne, gavée par les Trente Glorieuses, détourne la tête, avec un brin de mauvaise conscience. Elle n’a pas alors compris que la fête est finie. Son tour viendra, mais plus tard.
Elle versera des larmes de crocodile en faisant quelques années après un triomphe à la chanson nostalgique de Pierre Bachelet, « Les corons », ode à une classe ouvrière défunte, ou à l’évocation poignante par Daniel Guichard de « Mon père », un ouvrier mutique et désabusé. Mais, au fond, cette France qui n’a jamais aimé l’industrie, et s’apprête à passer d’un monde rural préindustriel à un univers postindustriel, ne regrette pas le temps de Germinal.
En 1978, Eddy Mitchell a chanté « Il ne rentrera pas ce soir », plongée talentueuse dans le désespoir d’un cadre dont la société a été rachetée par une multinationale, qui n’ose pas rentrer chez lui de peur d’annoncer à sa femme qu’il ne pourra plus payer l’école privée des enfants. Ainsi s’annonce le blues du cadre pour qui « le chômage est pire qu’un mari trompé ». La classe ouvrière ne mourra pas seule.