20 mai 1993
La chute du Berlusconi français
On ne se méfie jamais assez de ses bonnes intentions. Bernard Tapie voulait éviter à tout prix que les délicats mollets de ses joueurs de l’Olympique de Marseille ne fussent égratignés par les rudes crampons des footballeurs de Valenciennes, obscure équipe de championnat de France, avant une prestigieuse finale de coupe d’Europe. Il se souvenait que les Verts de Saint-Étienne, trois jours avant la finale disputée contre le Bayern de Munich, en 1976, avaient perdu leur arrière gauche Gérard Farison, et leur attaquant phare Dominique Rocheteau, blessés par des adversaires nîmois agressifs, lors d’une rencontre sans enjeu. Il se dit que quelques liasses de billets apaiseraient les tempéraments les plus vindicatifs.
Depuis qu’il dirigeait l’OM, il avait découvert que le football français, et international, était accoutumé à ces matchs truqués, à ces arbitres circonvenus par de superbes filles offertes pour un soir, à ces joueurs piqués par la mouche tsé-tsé.
Lorsque Basile Boli inscrivit le but vainqueur pour l’OM d’une tête souveraine, et qu’il put tenir enfin entre ses mains la célèbre coupe aux oreilles, Bernard Tapie se persuada encore qu’il avait eu raison, et qu’il demeurait « Nanard la baraka ».
Quelques mois plus tard, Bernard Tapie se retrouvait en prison et devait abandonner ses mandats politiques ; l’Olympique de Marseille était déchu de l’élite nationale.
Entre-temps : un Valenciennois forte tête incorruptible, Jacques Glassmann ; 250 000 francs enterrés au fond d’un jardin ; une plainte de la Ligue de football ; un parquet dirigé par un procureur de choc, Éric de Montgolfier, qui ouvre une information judiciaire pour « corruption passive et active » ; des médias en folie ; des faux témoignages, des serments d’innocence, des menaces, des insultes, des rodomontades : « J’ai menti, mais c’était de bonne foi » ; des juges implacables : deux ans d’emprisonnement, dont un ferme, trois ans d’inéligibilité et 20 000 francs d’amende (environ 3 000 euros). « T’as pas vu qu’ils veulent ma peau ? S’ils pouvaient même rétablir la peine de mort… »
Quand l’Olympique de Marseille avait en ce soir de mai 1993 vaincu le Milan AC en finale de coupe d’Europe, Bernard Tapie avait reçu les félicitations du président du club italien, Silvio Berlusconi. Comme un adoubement. Un passage de témoin. Une succession. Tapie serait le Berlusconi français. Tout rapprochait les deux hommes. Le groupe industriel qu’avait édifié Bernard Tapie à force de reprises d’entreprises acrobatiques, n’aurait jamais l’envergure ni la solidité de l’empire du magnat italien ; mais Tapie estimait que ses hâbleries médiatiques compensaient et faisaient illusion. Séduit par son culot et sa vitalité exceptionnels, le président Mitterrand lui avait mis le pied à l’étrier politique, comme le socialiste Bettino Craxi avait lancé Silvio Berlusconi, avant de le recommander à son ami François, qui cherchait en 1985 un homme de télévision compétent pour créer la « Cinq ».
La télévision avait fait les deux hommes. Berlusconi possédait le plus grand groupe privé de l’histoire des médias transalpins ; Bernard Tapie s’était révélé une exceptionnelle bête télévisuelle qui crevait les écrans et les adversaires.
Ils avaient tous deux une réelle sensibilité d’artiste ; avaient poussé dans leur jeunesse la chansonnette ; et, toute leur vie, ils avaient « voulu être un artiste / pour dire au monde pourquoi j’existe ».
Ils avaient non seulement assimilé les codes de la société du spectacle, mais aussi les nouvelles formes prises par la vie des affaires ; et su moderniser les vieilles ficelles du clientélisme politique. Leur incursion dans l’univers du football leur avait donné une médiatisation démesurée, une incomparable et inaltérable popularité, une aura internationale (les matchs de leurs clubs dans les compétitions européennes étaient regardés par des dizaines de millions de téléspectateurs à travers le continent) ; et une connaissance approfondie de milieux interlopes : dès les années 1950, la mafia sicilienne investissait dans le football transalpin, et c’est la mafia napolitaine qui acquit pour le compte du FC Naples Diego Maradona, le meilleur joueur du monde des années 1980 ; l’ancien patron de l’Olympique de Marseille, Pierre-Louis Dreyfus, évoqua, peu de temps avant sa mort, l’influence majeure du « Milieu » dans la vie de l’Olympique de Marseille.
Le destin des deux hommes fut lié aux juges de leur pays ; mais pas de la même façon.
Berlusconi devait tout aux juges italiens et à leur opération « Mani pulite » du début des années 1990. En éliminant les principaux dirigeants de la Démocratie chrétienne et du parti socialiste, convaincus de corruption, les juges avaient permis à Forza Italia de Berlusconi, construction politique de bric et de broc, de rassembler tous ceux qui s’opposaient à l’avènement du parti communiste, resté seul debout dans les décombres de la partitocratie italienne. Les juges ne cessèrent ensuite de harceler Berlusconi par des procédures innombrables ; mais ils mirent vingt ans à l’abattre, ne pouvant l’empêcher de devenir à deux reprises président du Conseil.
Les juges français furent à la fois moins puissants et plus prompts que leurs homologues italiens. Il n’y eut jamais d’opération « mains propres » à la française, en dépit de l’impressionnante série de politiques inculpés en ces mêmes années 1992-1993 : Carignon, Noir, Botton, Boucheron, puis, plus tard, Emmanuelli, Juppé, etc. Mais les partis politiques traditionnels français résistèrent mieux que les italiens ; leur marginalisation relative par la Ve République les sauva ; dans le régime bonapartiste légué par le général de Gaulle, les partis politiques n’incarnaient pas le régime, contrairement aux partis italiens ; le « système » français se défendit mieux : on élagua quelques mauvaises branches ; on réforma la législation sur le financement des partis politiques ; surtout, l’organisation judiciaire française, au contraire de l’italienne, ne permit jamais aux juges du siège d’atteindre la police qui demeura entre les mains de sa hiérarchie administrative et ministérielle.
En revanche, ces particularités étatistes françaises se retournèrent contre Bernard Tapie. Celui-ci rêvait d’un destin berlusconien, avant même qu’il ne brise l’ambition élyséenne de Michel Rocard lors des élections européennes de 1994. Mais il n’était alors qu’un missile tiré par François Mitterrand contre cet adversaire de longue date, que le président haïssait et méprisait.
Dès qu’il apparut aux yeux de tous que Tapie se mettait à son propre compte, une coalition inédite de dirigeants du parti socialiste, de hauts fonctionnaires et de juges se forma pour arrêter celui qui se croyait inarrêtable.
Quelques jours après la victoire de l’OM en coupe d’Europe, le maire de Valenciennes, Jean-Louis Borloo, vieux complice de Bernard Tapie au temps où ils écumaient de concert les tribunaux de commerce pour s’enrichir, trouvait avec Tapie un compromis honorable pour sortir de cette affaire dérisoire. Mais le président de la Ligue nationale de football, Noël Le Graët s’obstina à maintenir la plainte en justice. Les relations entre Le Graët et Tapie n’avaient jamais été chaleureuses. Un jour, le petit patron breton avait lancé à la vedette marseillaise : « Bernard, tu as des qualités formidables. Mais il y a en toi 20 % de vice. » Le Graët n’avait été que le prête-nom d’une entreprise plus vaste.
Au contraire de ses rivaux italiens, espagnols ou anglais, le football professionnel français n’était pas encore soumis à la seule loi de l’argent et des magnats, français et internationaux ; il évoluait alors sous la férule de hauts fonctionnaires missionnés par l’État pour régner sur un royaume qui n’était à leurs yeux qu’une excroissance – un peu folklorique – du sport olympique. En 1993, le cadavre du colbertisme footballistique bougeait encore, comme au bon vieux temps où Georges Boulogne et… Philippe Séguin (de son bureau à l’Élysée sous Georges Pompidou) rénovaient les structures de formation des clubs dont les plus beaux fruits s’appelleraient quelques années plus tard Michel Platini et Zinedine Zidane…
L’aristocratie d’État observait depuis des années Bernard Tapie avec le mépris que manifestait le duc de Saint-Simon pour la finance enrichie et anoblie sous Louis XIV. Elle découvrit à sa grande surprise que le football se révélait une arme improbable pour faire mettre un genou à terre à l’odieux parvenu ; puis, d’autres juges, d’autres hauts fonctionnaires, traquèrent ses irrégularités et ses illégalités dont il n’était pas avare. Tapie tomba le nez dans la sciure. Avant de se relever à la manière d’un Monte-Cristo. Mais plus rien ne serait comme avant.
Quelles que soient ses rocambolesques aventures, Tapie resterait Nanard et ne deviendrait jamais « Sua Emittenza ».