28 février 1972

La semaine qui a changé le monde

Richard Nixon admirait de Gaulle ; Henri Kissinger aussi. Les deux hommes ont toujours regretté d’être arrivés trop tard au pouvoir, alors que le Général quittait la scène.

Mais son message n’a pas été perdu pour tout le monde ; les deux Américains l’ont entendu, écouté, copié.

Ils ont fini par achever cette guerre ingagnable du Vietnam, comme les exhortait le Français dans son célèbre discours de Phnom Penh en 1967.

Quelques mois avant, le général de Gaulle avait déjà surpris le monde entier en annonçant la reconnaissance officielle par la France de la République populaire de Chine alors ostracisée par le monde occidental sous injonction américaine. De Gaulle renouait alors avec une grande tradition de la diplomatie française, qui se joue des interdits idéologiques au nom des intérêts d’État, comme le firent en leur temps François Ier avec le Grand Turc musulman ou le cardinal Richelieu avec les princes protestants du nord de l’Europe.

En 1972, Nixon imitait le Général. Cet hommage au grand Français se révéla aussi un signe cruel du déclin historique de notre pays. Les conséquences du geste américain furent incomparables. La « Grande Nation » n’était plus la France mais les États-Unis. La « Nation mastodonte », comme disait de Gaulle en évoquant le temps glorieux où la France au XVIIe et au XVIIIe siècle était surnommée « la Chine de l’Europe », pour sa démographie exubérante, avait passé le relais à la vraie Chine.

De Gaulle avait la tête impériale, Nixon avait le corps.

En venant à Pékin, il coupait en deux l’Histoire du XXe siècle.

Il en est alors conscient, parlant de « la semaine qui a changé le monde ».

L’alliance de la Chine et des États-Unis constitue le grand renversement d’alliances du XXe siècle. Le voyage de Nixon marque le début de la fin de la guerre froide.

Il faudra une décennie pour que cette alliance donne sa pleine mesure. En 1979, Deng Xiaoping engage la modernisation de l’économie chinoise, qui rompt avec le collectivisme communiste ; en 1980, Ronald Reagan, élu président des États-Unis, inaugure une politique néolibérale qui marque la sortie historique du modèle rooseveltien du New Deal, les débuts de la dérégulation de la finance et des déficits budgétaires colossaux que les Chinois prendront l’habitude de financer grâce à leurs premiers excédents commerciaux. La machine se rode vite et bien. Les multinationales américaines délocalisent leurs usines en Chine pour profiter des salaires misérables des ouvriers chinois et exporter leurs produits dans le monde entier, au plus grand profit des nouveaux condottieri capitalistes, Bill Gates, Steve Jobs, etc. Pékin se sert de la cupidité des dirigeants des compagnies américaines pour ériger, à une vitesse unique dans l’Histoire, cette puissance industrielle dont Mao avait rêvé (il voulait, le petit joueur, rattraper la Grande-Bretagne !) ; et pour laquelle il avait sacrifié des dizaines de millions d’hommes.

Les théoriciens libéraux américains qui, à cette époque, autour de Milton Friedman, commencent à supplanter dans les universités d’outre-Atlantique la vieille garde keynésienne, expérimentent en grand leurs idées. Les fameux Chicago Boys se sont d’abord fait la main à partir de 1973 sur le Chili, après le renversement du socialiste Allende par les militaires. Les théoriciens de la « main invisible » et du moins d’État s’accommodent fort bien de dictateurs implacables, que ce soit le général Pinochet ou des hiérarques communistes chinois. Comme si la « main invisible » du marché avait besoin de la « main de fer » de la tyrannie pour s’imposer aux populations, brisant ainsi l’alliance séculaire entre la démocratie et le marché, entre libéralisme politique et libéralisme économique, que l’on croyait pourtant scellée dans le marbre depuis Adam Smith.

La guerre froide entre les États-Unis et l’URSS était symbolisée par le rideau de fer qui coupait Berlin en deux ; les frontières étaient surveillées, verrouillées, sacralisées. Le monde inauguré par le voyage de Nixon en Chine sera un monde ouvert, celui à venir d’internet et des porte-conteneurs (et des paradis fiscaux) qui abolira, niera, ridiculisera les frontières.

La fin du XXe siècle retrouverait ainsi les couleurs de la fin du XIXe siècle, qui avait connu une première mondialisation, favorisée là aussi par le creusement des grands canaux (Suez, Panama), le développement du commerce international, les nouvelles découvertes technologiques (téléphone, automobile, avion), l’extension du libre-échange, sous la houlette de la Grande-Bretagne, grande puissance impériale, industrielle, financière de l’époque, qui jouait alors le rôle de « gendarme du monde », tenu depuis 1945 par les États-Unis.

La comparaison avec le monde d’avant 1914 est édifiante pour un Français. En 1815, la puissance maritime dominante, la Grande-Bretagne, a vaincu sa rivale continentale, la France de Napoléon, grâce au soutien d’une autre puissance continentale ambitieuse, mais encore marginale, la Prusse. C’est Blücher qui sauve « Wellington acculé sur un bois » par Napoléon à Waterloo, pour que le combat change d’âme.

Toute l’Histoire du XIXe siècle peut se résumer à la montée en puissance de la Prusse qui élimine l’Autriche, puis écrase la France, qui l’avait humiliée à Iéna, et finit, grâce à son dynamisme démographique et commercial, par menacer les positions impériales de la puissance maritime. Alors, la Grande-Bretagne s’allie à l’ancien ennemi français pour contenir la menace de la nouvelle puissance continentale : l’Allemagne. Cette lutte entraînera une guerre de trente ans (les deux guerres mondiales) et quelques millions de morts.

Un siècle plus tard, il faut remplacer l’Angleterre par les États-Unis, la France de Napoléon par l’URSS, et l’Allemagne par la Chine, l’empire du milieu… de l’Europe, par l’empire du Milieu. Mais c’est toujours le même affrontement entre la mer et la terre.

L’URSS vaincue en 1989 et détruite en 1991, la montée en puissance de la Chine finira par inquiéter les États-Unis. Et les voisins de la République populaire que les États-Unis s’efforceront de fédérer : Inde, Japon, Singapour, Australie.

Au début du XXe siècle, les Anglais avaient décidé d’affronter l’Allemagne après que celle-ci, jetant par-dessus bord les matoises prudences bismarckiennes, avait lancé une grande et ambitieuse politique de construction navale pour rivaliser avec la Royal Navy. La Chine, en 2012, a inauguré son premier porte-avions, et veut faire de la mer de Chine son arrière-cour maritime.

Napoléon reprochait déjà à l’Angleterre de le poursuivre de sa vindicte pour assouvir sa boulimie de dettes et enrichir sa chère City. Deux siècles plus tard, les Chinois reprochent aux États-Unis de crouler sous les dettes, et de développer un capitalisme casino qui sacrifie tout, jusqu’à la prospérité du monde, pour satisfaire la cupidité insatiable des financiers de Wall Street.

À la suite du geste d’ouverture de De Gaulle à destination de la Chine populaire les Français, toujours intellectuels en politique, ont inventé puis conceptualisé le monde multipolaire forgé par le voyage de Nixon en Chine en 1972. Mais nous ne parvenons pas à y trouver une place digne de notre passé.

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