28 mai 2003
N’est pas Bonaparte qui veut
C’était l’un des innombrables dossiers légués par ses prédécesseurs socialistes. Une drôle d’idée, un brin paradoxale, de Jean-Pierre Chevènement que d’« organiser » la religion musulmane au nom d’un républicanisme sourcilleux, dont il était devenu au fil des ans l’incarnation vibrante et talentueuse. Nicolas Sarkozy aurait pu se démarquer de son prédécesseur socialiste en expliquant que ce temps-là était révolu ; faire assaut de républicanisme, de libéralisme, de modernisme ; rejeter les méthodes désuètes du Concordat pour exalter la liberté religieuse : après tout, ne s’apprêtait-on pas à célébrer en grande pompe le centenaire de la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État ? L’islam aurait pu, sur ce modèle, vivre sa vie en toute indépendance.
Sarkozy mit pourtant ses pas dans ceux de Chevènement. On lui expliqua qu’avant lui, Pierre Joxe et Charles Pasqua avaient eu la même ambition. On lui décrivit par le détail le modèle indépassable de Bonaparte ressuscitant un exotique Sanhédrin, qui ne s’était plus réuni depuis l’Antiquité, pour forger le Consistoire israélite de France.
Il ne déplaisait pas à Sarkozy de montrer qu’il n’avait pas seulement hérité de l’Empereur la petite taille et le regard bleu. Il mit le tricorne sur sa tête. Les dignitaires de l’islam réclamaient eux aussi leur jouet consistorial, à l’instar de ces Juifs qu’on leur présentait en modèle d’intégration depuis des années. Le désir mimétique, ce mélange confus d’admiration, de jalousie et de haine, fonctionnait à plein régime. Mais ils avaient eu le temps d’entrapercevoir que la « puissance des Juifs » avait eu dans un passé lointain quelque contrepartie plus désagréable. Lorsque Chevènement occupait la place Beauvau, il avait exigé d’eux des modifications de leur dogme, afin qu’il s’adaptât aux mentalités françaises, sur l’égalité entre hommes et femmes ou la laïcité. Les négociations avaient été âpres ; les musulmans divisés et querelleurs ; les plus jusqu’au-boutistes menaçaient de sortir leur tapis de prière sur la place Beauvau, sous l’œil des caméras du monde entier. Les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur craignirent jusqu’au bout ce sacrilège laïque, mais le ministre résista. Il avait en particulier focalisé son offensive sur l’apostasie. Tout musulman qui se convertit à une autre religion est, selon le Coran, condamné à mort. Chevènement voulut obtenir l’abolition de cette menace. Les discussions furent rugueuses.
Chevènement, cultivé et féru d’histoire, appliquait en toute connaissance de cause les méthodes concordataires de l’Empereur, qui avait de même multiplié questions et exigences à l’endroit de son prestigieux Sanhédrin.
Il obtint à l’arraché un engagement. Les musulmans signèrent une déclaration de principes qui faisait référence entre autres à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, du 4 novembre 1950. Or, comme le souligne avec fierté l’ancien ministre de l’Intérieur dans son livre Défis républicains 1, « cette convention mentionne expressément le droit de tout homme à changer de religion ».
Chevènement faisait contre mauvaise fortune bon cœur. Il n’ignorait pas que cette référence juridique elliptique avait été une concession bien mince. Mais il n’avait rien de mieux à se mettre sous la dent. Ses interlocuteurs avaient joué finement. L’islam autorise tous les croyants en position de faiblesse à « manger dans la main qu’ils ne peuvent mordre » ; à user de dissimulation et de rouerie : la fameuse takyat. Ils n’eurent aucun mal à obtenir du successeur du rigoriste Chevènement qu’il mît à la poubelle les conclusions de l’accord avec son prédécesseur.
Sarkozy ne fut pas lui non plus mécontent de faire table rase du passé.
Il désirait plaire à ses interlocuteurs. C’était l’époque où il préparait déjà sa campagne présidentielle de 2007 et rêvait d’agréger derrière lui un électorat musulman, qui aurait été séduit par son discours libéral et multiculturel, à l’américaine, qu’il opposait alors au ringardisme laïcard et franchouillard de Chirac.
Nicolas Sarkozy était aussi le produit de son époque, de sa génération. Il avait été adolescent au cours de ces années 1970 qui avaient exalté un individualisme forcené et l’admiration naïve et souvent ignorante pour le melting-pot américain. « Dans toutes les victoires d’Alexandre, il y a Aristote », disait de Gaulle. Dans toutes les décisions du Premier Consul Bonaparte, on trouvait l’écho de ses lectures de jeunesse de Voltaire et Rousseau. Dans les choix, ou les contradictions de Sarkozy, il y a souvent Mai 68.
Certains conseillers de Sarkozy cachèrent mal leur désapprobation et leur frustration, voire leur colère. Ils avaient compris, eux, que Chevènement avait eu raison, que l’apostasie était cruciale. Elle soulevait la question de la liberté religieuse. Si un musulman est libre de changer de religion, d’abandonner l’islam, sa décision autonome supplante celle du groupe. Parce que, citoyen français, le musulman conquiert alors des droits que l’islam ne lui reconnaît pas. Musulman signifie en arabe : soumis à Dieu ; l’individu est donc soumis à la Communauté des croyants : l’Oumma. Cette « nation musulmane » s’impose à l’individu, mais aussi aux nations où le musulman pourrait être appelé à séjourner. Cette sujétion de l’individu à la communauté à travers Dieu est forte dans l’islam ; beaucoup plus encore que dans le christianisme qui a hérité des Grecs la notion de « personne » ; et beaucoup plus même que dans le judaïsme, qui a fécondé la rigidité du dogme par la discussion incessante, la fameuse « disputation ». Quand Dieu demande à Abraham d’annoncer à ses habitants la destruction des villes de Sodome et Gomorrhe, la Torah conte l’interminable négociation que le patriarche engage avec Dieu (« Et s’il y a cent sages dans la ville, la détruiras-tu ? Et s’il y en a quatre-vingt-dix, quatre-vingt, soixante-dix… », etc.). Le même récit par le Coran est ramené à une phrase lapidaire : « Et Abraham se soumit à Dieu. » Le Coran le rappelle d’ailleurs aux malentendants : « Ceux qui discutent et qui disputent sont dans l’erreur. Seule la soumission est indiscutable. » Le Coran reproche aux Juifs d’avoir discuté : « Nous avons donné le Livre à Moïse, mais ce Livre a été l’objet de discussions. »
Certains rappellent qu’islam a aussi la même racine en arabe que salam : la paix. C’est indéniable. Tout homme va en paix s’il est soumis à Dieu. S’il est musulman. Sinon, les musulmans lui font la guerre.
C’est l’habileté linguistique originelle du prophète Mahomet. Sa révélation était la dernière, et n’entraînait qu’un retour au strict monothéisme juif, dépouillé de ses transgressions chrétiennes (un homme fils de Dieu et l’amour subvertissant la Loi) ; mais Mahomet renversa l’ordre chronologique (la révélation islamique est antérieure aux deux autres) et fit de sa faiblesse une force par un tour de passe-passe sémantique : muslim signifie à la fois soumis à Dieu et musulman. Abraham, Moïse et Jésus étaient soumis à Dieu ; ils étaient donc musulmans. Les juifs et les chrétiens refusaient de se convertir à l’islam ; ils avaient donc trahi l’enseignement de Moïse et de Jésus !
Dans ces conditions, la conversion d’un musulman au judaïsme ou au christianisme ne peut pas ne pas être considérée comme une offense à Mahomet. Elle rend vaine la sémantique subtile autour de muslim. Dans son livre Islam, phobie, culpabilité 2, le psychanalyste Daniel Sibony développe avec brio cette analyse, expliquant ainsi les innombrables anathèmes qu’on retrouve dans le Coran contre les juifs et les chrétiens, traités de « pervers, injustes, dissimulateurs, menteurs », « maudits par Dieu à cause de leur incrédulité », « transformés en porcs et singes par Dieu qui les a maudits ». Bref, des juifs et des chrétiens à « combattre » sans répit. (L’arabophone Sibony rappelle alors que si la traduction française du Coran a choisi le mot « combattre », elle aurait pu aussi prendre le terme « tuer », puisque le mot en arabe pour « combattez-les », qatilou, a la même racine que « tuer ».)
De nombreux arabisants distingués du Quai d’Orsay auraient pu révéler ces nuances subtiles à leurs collègues de la place Beauvau. Deux siècles plus tôt, Bonaparte aurait exigé des docteurs de l’islam qu’ils annulent ces insultes, malédictions et menaces proférées à l’encontre des compatriotes chrétiens et juifs de leurs ouailles. Il y avait dans le Coran d’autres sentences plus amicales qu’il aurait mises en valeur, selon le distinguo classique, en terre d’islam, entre le message de Médine et celui de La Mecque.
Pour Daniel Sibony, ceux qu’on qualifie d’« intégristes » rappellent à leurs coreligionnaires la parole divine dans toute sa rigueur ; on devrait plutôt les appeler « littéralistes » ; lorsqu’ils passent à l’acte, agressent ou tuent un « chien ou un cochon d’infidèle », ils sont pris, selon notre psychanalyste, d’une « pulsion textuelle ».
Dans son célèbre Tristes tropiques, paru en 1955 3, Claude Lévi-Strauss faisait déjà la même analyse désillusionnée sur l’islam : « Grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens au dehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien du dialogue, l’intolérance musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s’en rendent coupables ; car s’ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c’est plus grave) incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui. Le seul moyen pour eux de se mettre à l’abri du doute et de l’humiliation consiste dans la “néantisation” d’autrui, considéré comme témoin d’une autre foi et d’une autre conduite. La fraternité islamique est la converse d’une exclusive contre les infidèles qui ne peut pas s’avouer puisque, en se reconnaissant comme telle, elle équivaudrait à les reconnaître eux-mêmes comme existants […]. L’islam se développe selon une orientation masculine. En enfermant les femmes, il verrouille l’accès au sein maternel : du monde des femmes, l’homme a fait un monde clos. Par ce moyen, sans doute, il espère aussi gagner la quiétude ; mais il la gage sur des exclusions : celle des femmes hors de la vie sociale et celle des infidèles hors de la communauté spirituelle. »
Avec le questionnaire au Sanhédrin, Napoléon avait pour objectif de « dénationaliser » le judaïsme pour agréger les citoyens israélites au peuple français. L’objectif fut atteint. Sarkozy n’a pas compris ou n’a pas voulu réaliser la même opération avec les musulmans. Il devait franciser l’islam, comme Napoléon avait francisé le judaïsme, pour éloigner le spectre de l’islamisation de la France. Il a échoué faute d’avoir saisi l’enjeu historique, par manque de culture ou de constance. Mais peut-être n’était-ce plus possible. Les négociateurs de l’État avaient conçu un nouveau Consistoire ; les hiérarques musulmans rêvaient d’un nouveau CRIF. Le modèle était pareillement juif, mais ce n’était pas le même. Ceux-ci fantasmaient un lobby communautaire, relais auprès de la France de leurs divers pays d’origines ; ceux-là imaginaient pouvoir encore renvoyer la « religion musulmane » dans le royaume du privé, sous le contrôle bienveillant mais strict de l’État laïque. Sarkozy mélangeait les deux modèles dans une confusion intellectuelle qui lui est coutumière, et dans son souci constant de tout précipiter, de forcer les réticences et le destin, qu’il appelle « volontarisme politique ».
Avec la création du Conseil français du culte musulman, il a donné à l’islam la protection d’une religion d’État, sans aucune contrepartie. L’islam cumule ainsi les avantages du Concordat et de la loi de 1905. Il bénéficie d’un financement public de ses mosquées (à peine dissimulé sous un mince cache-sexe d’établissements soi-disant culturels) tout en conservant intacts ses textes et ses dogmes.
Après ce loupé historique, les sujets de querelles s’accumuleront : polémiques autour du port du voile à l’école, débats autour de l’identité française, exigences islamiques à l’hôpital, à l’école, dans l’entreprise, dans les cantines des établissements scolaires ou pénitentiaires ; ou au sujet de l’interdiction des minarets par les Suisses. « En islam, tout est politique », disait l’imam Khomeini. Ces conflits révélaient l’affrontement inéluctable ente le Code civil et le Coran, entre les deux normes, entre les deux dogmes. Entre deux histoires, deux traditions, deux récits des origines, deux imaginaires, deux types de héros, de paysages, de rues. Deux civilisations sur un même territoire.
Dans une conférence, le directeur du Centre islamique de Genève, Hani Ramadan – petit-fils du fondateur égyptien de la confrérie islamiste des Frères musulmans et frère aîné de Tarik Ramadan, qui faisait alors une percée médiatique remarquable, devenant dans l’Hexagone le mentor d’une jeunesse banlieusarde en voie de réislamisation – rejetait l’idée de réduire l’islam à « une simple croyance sans politique ou à un culte sans comportement » : « L’islam est une organisation complète qui englobe tous les aspects de la vie. C’est à la fois un État et une nation, un gouvernement et une communauté, une morale et une force, ou encore le pardon et la justice. L’islam est en même temps une culture et une juridiction, une science et une magistrature, une matière et une ressource, ou encore un gain et une richesse. »
Les débats publics français approchaient cette question fondamentale de biais, avec de mauvais angles et de mauvais arguments : la liberté des femmes, la laïcité, etc. Ce n’était pas le cœur du sujet. Dans son fameux texte, sans cesse repris mais compris partiellement, « Qu’est-ce qu’une nation ? » 4, Ernest Renan récuse bien sûr la conception allemande fondée sur l’héritage, le sang, la langue, et prône une adhésion personnelle et volontaire, le fameux « plébiscite de tous les jours ». Mais ce plébiscite, et on l’oublie toujours, repose sur « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ».
La France n’a pas reçu l’héritage de La Mecque et de Saladin, mais celui de Descartes et de Pascal. « Ce riche legs de souvenirs » ne peut s’étendre et se dilater à l’infini dans un délire de toute-puissance.
Comme il ne suffit pas d’être de petite taille, d’avoir les yeux bleus, d’être hypermnésique et de dégager une formidable énergie, pour s’appeler Bonaparte.