26 avril 1981
Marchais en dernier des gaullistes
Le clown est condamné à finir triste et solitaire, cachant ses larmes derrière un masque rigolard. C’est sa malédiction, son destin, sa légende. Une caricature aussi. En ce dimanche 26 avril 1981, Georges Marchais rudoie quelque peu Jean-Pierre Elkabbach et Alain Duhamel, ses habituels acolytes journalistes ; il assure encore le spectacle, mais le cœur n’y est plus. Il n’a obtenu que 15,35 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle. Pis encore : le candidat socialiste – dont il est le seul à prononcer le nom « Mitt-rrrand », comme un pion punit un mauvais élève – le distance et a toutes les chances de l’emporter au second tour. Sa défaite est totale.
C’est au cours des années 1970 que le secrétaire général du Parti communiste français s’est peu à peu paré des atours de bouffon officiel de la République cathodique giscardienne, qui assure les bonnes audiences et les spectacles télévisuels. En quelques années, il est devenu l’homme à la vanne entre les dents. Il ne fait plus peur, mais rire ; pour le meilleur de ce qu’on n’appelait pas encore « la dédiabolisation » ; puis pour le pire de ce qu’on appelait déjà la décrédibilisation.
Peut-être en cette soirée funeste du 26 avril 1981, Marchais se remémorait-il l’éditorial sarcastique qu’avait publié dans L’Express du 13 mars 1978, après les élections législatives, un des plus pugnaces polémistes libéraux, Jean-François Revel : « Le Parti communiste français était le premier parti de France au temps de Maurice Thorez. Du temps du secrétariat de Waldeck Rochet, il était le deuxième parti de France et le premier parti de la gauche. Sous Georges Marchais, il est devenu le deuxième parti de la gauche et le troisième parti de France. »
À l’issue de la présidentielle de 1981, il rétrogradait encore à la place de quatrième parti de France. Celui que ses membres, qu’ils y soient ou non restés, et même ses adversaires appelaient révérencieusement « le Parti », ne cesserait plus sa dégringolade électorale jusqu’à être dépassé, suprême infamie, mais après la mort de Georges Marchais, par les candidats trotskistes. Au moins, lors des législatives de 1978, la gauche avait-elle perdu. Moscou en avait été satisfait, qui avait toujours privilégié le candidat de la droite gaulliste, soucieux d’indépendance par rapport aux États-Unis et d’équilibre des blocs ; même Giscard le centriste fut préféré au socialiste, toujours soupçonné de céder à la tentation atlantiste ; les Soviétiques n’avaient pas oublié Guy Mollet.
C’était le paradoxe fondateur de l’Union de la gauche : si le PCF était trop fort, la gauche ne gagnait pas car les électeurs avaient peur du « coup de Prague » ; mais si le PCF était trop faible, il ne pesait plus ; la gauche gagnait, mais les socialistes étaient alors libres de renouer avec leur vieux tropisme libéral et atlantiste. C’est ce qui se passerait à partir de 1983.
Lorsque, en 1972, socialistes et communistes (et radicaux de gauche) signent le Programme commun de gouvernement, le PCF est l’ogre de la fable, et le nouveau parti socialiste, forgé à Épinay quelques mois plus tôt, sur les ruines de la cacochyme SFIO, le Petit Poucet. Les rodomontades de Mitterrand promettant devant l’Internationale socialiste qu’il plumera 3 millions de voix de la volaille communiste font sourire les politiciens roués et effraient les démocrates sincères.
Le communisme semble alors installé pour mille ans en Russie, et pour un siècle en France. Dans un pays où la social-démocratie à la sauce germanique ou nordique n’a jamais pris, le PCF fut la seule force politique française à avoir réussi l’édification d’une contre-société ouvrière, avec ses rites, ses élites, sa culture. Par sa courroie de transmission, la CGT, le Parti est le partenaire privilégié du patronat et du gouvernement. C’est lui qui, à l’instar de la social-démocratie germanique ou suédoise, négocie et rationalise avec la bourgeoisie et l’État le partage des richesses nationales, et l’accroissement régulier du niveau de vie des plus modestes, rassemblés dans la mythique « classe ouvrière ».
Sur le plan géopolitique, le PCF est le grand allié du général de Gaulle dans sa politique d’indépendance. Après la mort de ce dernier, Georges Marchais renvoie à son tour dos à dos les deux blocs : l’OTAN mais aussi le pacte de Varsovie sont mis à distance respectueuse. À l’époque, les médias parlèrent d’eurocommunisme, parce que les communistes italiens (et espagnols) s’émancipaient eux aussi de leur allégeance à Moscou et refusaient, s’ils arrivaient au pouvoir, de fondre leur pays dans le giron du pacte de Varsovie ; mais les communistes italiens acceptaient la sujétion à l’OTAN, les Espagnols finiraient par s’y résoudre ; seuls les Français, dans une tradition gaullienne, la rejetaient autant que la soviétique.
Comme le général de Gaulle, les communistes avaient compris que la construction européenne n’était que le cache-sexe de la Pax americana et de la fin de la souveraineté nationale. À l’instar de la politique de « la chaise vide » du Général en 1965, qui conduisit au compromis de Luxembourg – maintenant le vote à l’unanimité au sein du Marché commun –, les communistes firent disparaître du texte du Programme commun la référence au vote à la majorité et à la supranationalité dans la Communauté européenne.
La fin des années 1970 est une période confuse où le vieux monde tarde à mourir et où le nouveau peine à émerger. Les communistes sont brocardés, ringardisés par une nouvelle génération individualiste et hédoniste qui ne supporte plus les contraintes et la pruderie de Jeannette Thorez-Vermeesch vitupérant les homosexuels et les filles faciles. Georges Marchais est à la fois dénoncé comme stalinien (malgré son abandon officiel de la dictature du prolétariat) et collabo (bien qu’il fût parti dans les usines Messerschmitt dans le cadre contraint du STO pendant la guerre).
Pourtant, la grille de lecture marxiste n’a jamais été aussi efficiente qu’en cette fin des années 1970 où un nouveau capitalisme mondialisé apparaît lentement dans les brumes de la fin des Trente Glorieuses et des crises du pétrole. Conformément aux intuitions de Marx, le capitalisme a entamé un nouveau cycle révolutionnaire – afin de rétablir une meilleure rentabilité du capital – qui passe par une contre-réforme sociale destinée à limiter et rogner les « acquis des travailleurs » depuis la Libération, sur fond de financiarisation et d’internationalisation des productions et des marchés.
Le contrat à durée indéterminée (CDI), devenu la norme depuis 1945, est remis en cause par la création du CDD en 1979 (qui deviendra peu à peu le contrat de référence proposé aux jeunes qui entrent dans le marché du travail), tandis que les premières usines de textile s’installent dans les pays du Maghreb comme la Tunisie. Ces deux mouvements – flexibilité du marché du travail et délocalisation – vont de pair, se complètent et se renforcent l’un l’autre, et ne cesseront plus de s’étendre. Les communistes tentent d’arrêter cette offensive libérale avec le bouclier national. Ils se font les chantres du « Produire et acheter français ». Depuis la Résistance, le patriotisme ne fait plus peur à l’ancien parti internationaliste. C’est même pour son chauvinisme – paradoxe croustillant – qu’il est attaqué par les muscadins de la nouvelle philosophie.
En 1977, le PCF lance une grande campagne pour forcer les entreprises à investir dans l’Hexagone, afin de permettre « de travailler et de vivre au pays ». Mais à l’époque, les élites politiques, économiques et médiatiques ne jurent que par le grand air du large et les effluves gourmands du libre-échange. C’est alors que les communistes décident de faire pression sur les socialistes pour renégocier le Programme commun. Au-delà du folklore médiatique (« Liliane, fais les valises ! »), des arrière-pensées tactiques (le PCF veut provoquer la défaite électorale de l’Union de la gauche aux législatives de 1978), Marchais tente une nouvelle fois, dans la veine colberto-gaulliste, d’utiliser l’État pour contenir les tentations internationalistes du patronat français qui conduiront à cette hémorragie de l’industrie française dont Giscard, trente ans plus tard, avouera n’avoir pas deviné la portée.
Les communistes, eux, ont bien compris que l’Europe faisait le lien entre l’otanisation de la France et la contre-réforme libérale. Américanisation et libéralisation sont les deux mamelles du monde qui s’annonce. L’Europe en est le cheval de Troie. C’est la souveraineté nationale qui assure le fonctionnement démocratique mais aussi la protection sociale des salariés en mettant les élites et le patronat sous la menace du peuple. La seule manière de desserrer cet étau démocratique est de crever le plafond de la souveraineté nationale pour éloigner le patronat et les décideurs de leurs peuples ombrageux. La « construction européenne » sera l’arme absolue pour débrancher cette tradition révolutionnaire née en 1789, qui fait encore si peur – le XIXe siècle qui s’achève en Mai 68 n’est pas si loin – aux élites françaises et européennes.
Lors des Européennes en 1979, les communistes mènent l’assaut contre l’Europe des marchés au nom de la souveraineté nationale, nouant, lors des débats télévisés, une complicité idéologique et même personnelle – qui ne surprend que les naïfs et les ignorants – avec les RPR Chirac et Debré qui exaltent, eux, la souveraineté nationale pour contenir l’Europe des marchés. Cette première campagne européenne sera la dernière manifestation de l’alliance scellée pendant la guerre entre gaullistes et communistes. Mais la liste gaulliste subira un camouflet (16 %), tandis que les communistes maintiendront vaille que vaille leurs positions traditionnelles avec 20,6 % des voix. Marchais est élu député européen et le restera jusqu’en 1989. Après l’échec de l’appel de Cochin, le RPR ne mourra pas tout de suite mais s’empressera d’abandonner et de trahir l’héritage gaulliste, avant de se fondre, comme le fleuve se jette dans la mer, au sein d’une UMP qui n’est que le nom de code de l’ancienne rivale UDF, parti de notables, centriste, européiste et décentralisateur. Le PCF, lui, mourra à petit feu, mais ne ressuscitera pas en abandonnant et en trahissant l’héritage de la Résistance.
Alors, Marchais joue son va-tout. Dans les derniers jours de cette année 1979, on le retrouve tout sourire sur les écrans télévisés, en direct de la place Rouge à Moscou, soutenant fièrement – presque avec l’arrogance du vainqueur, du collabo, dira-t-on – l’intervention militaire soviétique en Afghanistan. L’effet est catastrophique. Le secrétaire général du PCF ruine en une image des années d’efforts « eurocommunistes ». Les chars russes à Kaboul évoquent les chars russes à Budapest ou à Prague. L’impérialisme soviétique semble revigoré avec la bénédiction des communistes français. Personne ne s’aperçoit alors qu’une fois encore, ce qu’on prend pour un épisode du vieux monde de la guerre froide est en vérité un événement fondateur du nouveau monde. L’intervention en Afghanistan est une réponse à la révolution iranienne ; les musulmans soviétiques commencent à s’agiter ; l’URSS n’est pas aux avant-postes du totalitarisme communiste pour combattre l’Occident, mais aux avant-postes de l’Occident pour combattre le nouveau totalitarisme islamique.
L’Amérique mettra treize ans à le comprendre, jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001.
Lorsque Marchais dénonce le rigorisme islamiste qui règne alors en Afghanistan, les droits des femmes à marcher dans la rue sans voile et des petites filles à aller à l’école, il ignore que ses arguments seront repris une décennie plus tard par la droite française – qui sur le moment le conspue et le moque – pour légitimer l’offensive de l’OTAN contre les mêmes islamistes afghans.
On ne sait pas – on ne saura peut-être jamais – si la lutte contre l’islam aux confins de l’Empire russe a conduit Georges Marchais à s’interroger en géostratège qu’il n’était pas, sur l’immersion soudaine de l’islam sur les rives de la Seine. En revanche, tous les élus des banlieues rouges alertaient depuis des mois leur secrétaire général des conséquences catastrophiques causées par l’arrivée brutale, mal préparée, d’innombrables familles maghrébines dans leurs cités.
Là aussi, là encore, la grille de lecture marxiste donnait aux communistes l’intelligence de ce qui se passait sous leurs yeux.
Beaucoup d’ouvriers français supportaient fort mal cette promiscuité envahissante. Le parti de la classe ouvrière se devait de les défendre avec vigueur.
Le 24 décembre 1980, le maire de la commune de Vitry-sur-Seine ordonnait la destruction au bulldozer d’un foyer de travailleurs maliens. Paul Mercieca dénonçait ainsi la politique de la mairie voisine de Saint-Maur-des-Fossés qui transférait le plus possible d’immigrés vers Vitry.
Le 7 février 1981, le maire de Montigny-lès-Cormeilles, un certain Robert Hue, accusait une famille marocaine de vendre de la drogue à des enfants, et organisait une manifestation hostile sous ses fenêtres.
Georges Marchais publiait en une de L’Humanité du 6 janvier 1981 une longue lettre qu’il avait envoyée au recteur de la mosquée de Paris : « Quant aux patrons et au gouvernement français, ils recourent à l’immigration massive comme on pratiquait autrefois la traite des Noirs pour se procurer une main-d’œuvre d’esclaves modernes, surexploitée et sous-payée. Cette main-d’œuvre leur permet de réaliser des profits plus gros et d’exercer une pression plus forte sur les salaires, les conditions de travail et de vie, les droits de l’ensemble des travailleurs, immigrés ou non. […] Dans la crise actuelle, elle [l’immigration] constitue pour les patrons et le gouvernement un moyen d’aggraver le chômage, les bas salaires, les mauvaises conditions de travail, la répression contre tous les travailleurs, aussi bien immigrés que français.
C’est pourquoi nous disons : il faut arrêter l’immigration sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage. […] Je précise bien : il faut stopper l’immigration officielle et clandestine, mais non chasser par la force les travailleurs immigrés déjà présents en France comme l’a fait le chancelier Helmut Schmidt en Allemagne fédérale. »
Plus avant dans la lettre, il justifiait la réaction du maire de Vitry qui avait été critiquée par le recteur : « En effet, M. Giscard d’Estaing et les patrons refusent les immigrés dans de nombreuses communes ou les rejettent pour les concentrer dans certaines villes, et surtout dans les villes dirigées par les communistes. Ainsi se trouvent entassés dans ce qu’il faut bien appeler des ghettos, des travailleurs et des familles aux traditions, aux langues, aux façons de vivre différentes. Cela crée des tensions et parfois des heurts entre immigrés des divers pays. Cela rend difficiles leurs relations avec les Français. Quand la concentration devient très importante […] la crise du logement s’aggrave ; les HLM font cruellement défaut et les familles françaises ne peuvent y accéder. Les charges d’aide sociale nécessaires pour les familles immigrées plongées dans la misère deviennent insupportables pour les budgets des communes peuplées d’ouvriers et d’employés. L’enseignement est incapable de faire face et les retards scolaires augmentent chez les enfants, tant immigrés que français. Les dépenses de santé s’élèvent […] la cote d’alerte est atteinte. Il n’est plus possible de trouver des solutions suffisantes si on ne met pas fin à la situation intolérable que la politique raciste du patronat et du gouvernement a créée. »
Il reprit ce thème à chacun de ses meetings au cours de la campagne présidentielle de 1981 qui commençait, dans une défense vibrante et talentueuse du prolétariat français submergé.
Mais les communistes se retrouvèrent seuls. La presse de droite, Le Figaro, et de gauche, Libération, dénoncèrent de concert « le racisme » du PC. La télévision giscardienne et les belles âmes de la gauche médiatique et artistique s’allièrent pour piétiner le corps de leur ennemi commun.
Marchais se battit valeureusement, mais il fut ridiculisé, insulté, abattu. Le parti communiste payait cher son opposition à la politique de fermeture des frontières esquissée par le gouvernement avec les lois Bonnet et Stoléru. Son internationalisme inné se retournait contre son patriotisme acquis.
Après une réunion secrète du bureau politique, où Pierre Juquin convainquit Georges Marchais de reculer sous la mitraille médiatico-politique, le PCF capitula. Renonça à combattre l’immigration. Cette défaite laissa des traces durables. Marchais avait perdu sur les deux tableaux, celui de la générosité, de la jeunesse, de la fraternité internationaliste, et celui des intérêts et du mode de vie du « peuple de France ». Le parti socialiste de Mitterrand, angélique et ambigu à souhait, engrangea tous les bénéfices de cette volte-face ; les ouvriers cherchèrent de nouveaux hérauts qui ne se coucheraient pas devant « les belles personnes », un nouveau parti de la classe ouvrière ; ils tardèrent à trouver, mais ils entamèrent alors leur grande transhumance électorale.
Marchais avait joué et perdu. Dans cette course à l’inéluctable, le secrétaire général du parti communiste aura tout tenté pour retarder le moment fatidique. Il avait fait feu de tout le bois national dont il disposait. Il avait tenté d’exalter la ferveur patriotique pour maintenir l’indépendance de la France, la souveraineté nationale et populaire, l’industrie française, le niveau de vie des salariés français, les conditions de travail des ouvriers français, jusqu’à l’unité du peuple français.
Dans un de ses livres, L’Espoir au présent 4, Marchais écrit : « Je me suis rendu dans toutes les régions françaises. Je peux témoigner que l’aspiration première des femmes et des hommes de notre pays est de vivre libres et heureux chez eux. J’ai constaté également combien les Françaises et les Français ont la passion de l’Histoire de France. Cela va des références historiques vivaces auxquelles on accroche dans toutes nos régions des événements vécus aujourd’hui, jusqu’au succès des émissions télévisées qui restituent les grands moments et les grandes figures de notre vie nationale. L’Histoire nous donne des matériaux, des enseignements pour réfléchir sur le présent et le transformer. C’est ce que craint Monsieur Giscard d’Estaing qui prétend que nous sommes entrés dans un “monde sans mémoire” et fait tout pour affaiblir l’enseignement de l’Histoire de France à l’école. Cette Histoire, nous y tenons. Elle nous apprend que la France est l’une des plus anciennes nations de la Terre. Elle s’est constituée ici, à l’ouest du continent européen, au carrefour de grands courants humains, dans un mouvement qui a duré des siècles. »
Mais on n’était plus en 1944. Marchais n’avait pas réussi à concilier son internationalisme révolutionnaire et sa passion patriotique.
Sous le masque du triste clown communiste vaincu, se cachait un gaulliste qui s’ignorait.