6 novembre 1997

Cent millions de morts…


et moi, et moi, et moi

Lionel Jospin jubilait. Il goûtait avec délectation ces joutes parlementaires pendant lesquelles il se posait au milieu de l’arène, un fouet à la main, pour dresser les lions de la droite. Jospin était un Premier ministre de hasard, nommé à la suite d’une dissolution baroque décidée par le président Chirac sur l’instigation de son conseiller Dominique de Villepin ; mais il avait revêtu avec aisance les habits de sa fonction. Jospin était au fond un grand bourgeois louis-philippard attaché au parlementarisme britannique, qui détestait l’esprit monarchique et bonapartiste de la Ve République. L’Assemblée nationale devait à ses yeux redevenir le cœur de la vie politique française ; il s’y employait en rabattant dans l’hémicycle les débats intellectuels, idéologiques, historiques qui agitaient la Cité.

Quand Le Livre noir du communisme, dirigé par Stéphane Courtois 1, parut, il n’hésita pas une seconde, se jeta dans la bataille, et déclara : « Le communisme est représenté dans mon gouvernement et j’en suis fier ! » au milieu des tumultes et charivaris dans les travées de l’opposition, qu’il était toujours ravi de provoquer. Il ne fut pas le seul. Le Tout-Paris intellectuel et médiacrate noircit des tribunes enfiévrées. Personne ne discutait le sérieux du travail historique accompli par les nombreux auteurs de cet ouvrage collectif. Le texte de Nicolas Werth (un livre dans le livre) fut couvert d’éloges. L’historien iconoclaste détruisait pourtant ce qui avait été, depuis la mort de Staline en 1953 et la révélation de ses crimes par son successeur Khrouchtchev, la principale ligne de défense du communisme : l’hermétique séparation entre Lénine et Staline, entre le bon et le méchant, le sincère et le fourbe, le révolutionnaire romantique et le bureaucrate paranoïaque. Mais la distinction se révélait fallacieuse, et Lénine fut reconnu massacreur en chef, avant même que la guerre civile ne justifiât une radicalisation qu’avait anticipée un Vladimir Ilitch hanté par la figure historique de la Terreur, voulant réussir là où Robespierre avait échoué. Mais il fallait pour nos plaideurs du communisme parer au plus pressé ; sacrifier Lénine pour sauver le communisme ; diviser et opposer les collaborateurs à l’œuvre commune afin d’isoler le responsable de l’ouvrage, Stéphane Courtois.

Pour remplacer au pied levé Lénine comme héros immaculé, on improvisa la promotion de Rosa Luxemburg, révolutionnaire allemande qui avait la double chance rétrospective d’avoir contesté les manières autocratiques de Lénine dès 1917, et d’avoir été noyée dans les eaux glacées de la Spree par les hommes du pouvoir social-démocrate allemand lors de la révolution spartakiste de 1919. Surtout, elle avait l’avantage qui commençait alors à devenir inestimable d’être une femme. Ainsi, après Rosa Luxemburg, Olympe de Gouges supplanterait dans les livres d’Histoire de France la figure de Robespierre qui l’avait sans doute livrée à la guillotine sans même s’en apercevoir…

Ces précautions prises, on fit haro sur le Courtois. L’historien, dans sa préface, avait commis un double sacrilège. D’abord, il avait montré un rare talent commercial en livrant à la sagacité publique le chiffre de 100 millions de victimes du communisme, qu’il opposait lui-même, avec un brin de perversité, aux 25 millions de morts provoqués par le nazisme. Ces additions de carottes et de tomates ne signifiaient pas grand-chose en soi, mais, aussitôt, ses contempteurs surenchérirent dans le ridicule en lui opposant les millions de morts du « capitalisme », chiffre encore plus mythique, forgé à partir des guerres coloniales, des accidents de mine ou même des deux guerres mondiales.

Mais la querelle des chiffres n’était qu’un amuse-gueule. Le plat de résistance fut constitué par la comparaison établie par Stéphane Courtois entre communisme et nazisme. Bien sûr, il n’était pas le premier : Hannah Arendt avait associé les deux totalitarismes, avant que Vassili Grossman ne fasse de ce rapprochement alors tabou le fondement idéologique de son chef-d’œuvre romanesque, Vie et destin 2 ; François Furet, dans son Passé d’une illusion 3, deux ans avant Le Livre noir du communisme, avait repris la dangereuse comparaison ; mais il l’avait fait avec plus de retenue, concédant une certaine exceptionnalité du crime exterminateur de Juifs des nazis. Son livre avait été accueilli avec un plus grand respect. Furet avait d’ailleurs été approché pour rédiger l’introduction au Livre noir du communisme ; mais il était mort avant de l’écrire. Stéphane Courtois n’avait pas pris les précautions de son aîné. Il systématisait la comparaison entre les deux grands totalitarismes et reprenait, pour caractériser les crimes communistes, les catégories juridiques forgées par le tribunal de Nuremberg : crimes contre la paix, crimes de guerre, crimes contre l’humanité ; il osait établir, transgression suprême, l’égalité symbolique entre le « génocide “de classe” et le génocide “de race” : la mort de faim d’un enfant de koulak ukrainien, délibérément acculé à la famine par le régime stalinien, “vaut” la mort d’un enfant juif du ghetto de Varsovie acculé à la famine par le régime nazi ».

Il prenait ainsi à revers vingt ans de culture savante et populaire qui avait fait de l’enfant juif arraché au ghetto de Varsovie pour être exterminé dans les chambres à gaz d’Auschwitz la quintessence ontologique du mal.

Courtois désacralisait délibérément : « Après 1945, le génocide des Juifs est apparu comme le paradigme de la barbarie moderne jusqu’à occuper tout l’espace réservé à la perception de la terreur de masse du XXe siècle. »

Il fallait donc selon lui relativiser le crime nazi pour laisser remonter à son étiage le crime communiste. Ses contempteurs les plus acharnés s’empressèrent de remettre sur la marmite Courtois le couvercle de « l’irréductible singularité de la Shoah ». Ils n’hésitèrent pas à tordre la réalité avec des arguments farfelus, expliquant que la famine en Ukraine avait été accidentelle – alors qu’elle fut organisée par Staline –, que les Ukrainiens ou les koulaks pouvaient s’ils se soumettaient au pouvoir communiste sauver leur peau (encore faux !), comparant les rébellions contre les communistes russes avec la révolte vendéenne contre la Révolution française (alors que les conventionnels avaient décrété l’extermination de tous les Vendéens, femmes et enfants compris !).

Face à ce torrent de mauvaise foi, Courtois eut le seul tort de prétendre que la sacralisation quasi théologique de la « Shoah » avait été orchestrée pour celer l’ampleur des crimes communistes. Cette réduction du débat public autour de la Seconde Guerre mondiale – et même de l’Histoire du XXe siècle – à l’extermination des Juifs – et même des enfants juifs – n’avait pris corps qu’à partir des années 1970, avant de devenir obsessionnelle dans la mémoire collective des années 1980, c’est-à-dire des décennies après les grandes hécatombes communistes et alors même que la machine terroriste soviétique s’était apaisée. Mais Courtois avait repris l’argumentaire qui avait poussé une partie de l’extrême droite française vers les thèses négationnistes. C’est ce qu’on lui reprocha : faire le jeu de l’extrême droite, et de ce Front national qui deux ans plus tôt, lors de la présidentielle de 1995, avait confirmé sa place dans la vie politique française. Rien de nouveau sous le soleil : les avocats du communisme retrouvaient le vieil argument forgé jadis par Staline, qui avait recommandé dès les années 1930 aux membres de l’Internationale communiste d’accuser leurs adversaires de faire le jeu du fascisme !

Au-delà du « détour » par l’extermination des Juifs ou des koulaks, c’est la similitude des deux totalitarismes qui continuait d’être niée : le nazisme n’était pas un progressisme, au contraire du communisme ; on ne s’engageait pas derrière Hitler par idéal, alors qu’on le fit pour suivre Lénine et Staline ; des communistes se sont repentis des crimes du communisme, alors qu’aucun dignitaire nazi n’a jamais dénoncé Auschwitz.

Cet argumentaire bien rodé pouvait être retourné, comme le fit Jean-François Revel, qui rétorqua que le communisme était en réalité plus pervers que son alter ego nazi puisqu’il se « dissimule derrière un discours progressiste et humaniste ; au moins, le nazisme annonce la couleur ».

On pouvait même répliquer que le nazisme, à l’instar du communisme, était une autre utopie révolutionnaire, qui voulait aussi forger un homme nouveau et imposer non la dictature du prolétariat mais celle de la race supérieure, par-delà les désuets attachements à sa classe, à sa nation, aux hiérarchies traditionnelles. Deux avenirs radieux de l’Humanité, deux Empires de mille ans, deux religions nouvelles érigeant leurs terribles dieux assoiffés de sang sur les ruines du « Dieu » judéo-chrétien dont Nietzsche avait annoncé prophétiquement « la mort ».

À voir le Tout-Paris s’agiter, s’étriper, s’insulter, s’indigner, on se demandait ce qui motivait cette défense acharnée d’une « illusion » près d’une décennie après la chute de la patrie du socialisme, l’URSS, et alors qu’en France le PCF était devenu une force marginale de la vie politique nationale.

Sans doute nos intellectuels de gauche ne défendaient-ils pas tant le communisme qu’une conception progressiste de l’Histoire, la possibilité de continuer à croire, le principe même d’un messianisme millénariste, et la légitimité de l’imposer d’en haut à tous, quels que soient les moyens et les résistances. Ce n’était pas le communisme mais le totalitarisme qu’ils aimaient, et ils révélaient sans le savoir cette obstination des « philosophes », même abâtardis, qui depuis Platon ne cessent de vouloir révéler aux pauvres hères ce qui se cache derrière les ombres de la caverne, pour les gouverner en « rois ». Orwell avait déjà déploré en son temps que la gauche était toujours « antifasciste » mais rarement « antitotalitaire ».

Nos intellectuels progressistes souhaitaient avant tout continuer à pérorer, morigéner, vitupérer, sermonner, moraliser, imposer, diriger, remodeler, condamner, excommunier.

« Le parti-prêtre », disait Michelet.



1.

Robert Laffont, 1997.

2.

L’Âge d’homme, 1980.

3.

Op. cit.

Загрузка...