Novembre 1972

La maison près de la fontaine


dans le petit jardin

La maison près de la fontaine

Couverte de vigne vierge et de toiles d’araignée

Sentait la confiture et le désordre et l’obscurité

L’automne, l’enfance, l’éternité

Autour il y avait le silence

Les guêpes et les nids des oiseaux

On allait à la pêche aux écrevisses avec Monsieur l’curé

On se baignait tout nus, tout noirs

Avec les petites filles et les canards

La maison près des HLM

A fait place à l’usine et au supermarché

Les arbres ont disparu, mais ça sent l’hydrogène sulfuré

L’essence, la guerre, la société

C’n’est pas si mal

Et c’est normal

C’est le progrès.

Nino Ferrer

1

C’était un petit jardin

Qui sentait bon le métropolitain

Qui sentait bon le bassin parisien.

C’était un petit jardin

Avec une table et une chaise de jardin

Avec deux arbres, un pommier et un sapin

Au fond d’une cour à la Chaussée-d’Antin.

Mais un jour près du jardin

Passa un homme qui au revers de son veston

Portait une fleur de béton.

Dans le jardin une voix chanta :

« De grâce, de grâce

Monsieur le promoteur

De grâce, de grâce

Préservez cette grâce.

De grâce, de grâce

Monsieur le promoteur

Ne coupez pas mes fleurs. »

Jacques Dutronc

2

1. Nino Ferrer, « La maison près de la fontaine », dans l’album Métronomie, 1971.

2. Jacques Dutronc, « Le petit jardin », dans l’album 1972.

Les voix sont mêmement douces, chaleureuses. Mélancoliques. Sans animosité, résignées. Dans nos souvenirs, elles se mélangent, comme leurs textes qui se mêlent, interchangeables, pour une seule ode à la nature violée, brutalisée, martyrisée. Le petit jardin est près de la Chaussée-d’Antin pour Jacques Dutronc, et la maison est près de la fontaine pour Nino Ferrer ; pour nous, à leur place, c’est le même béton, les mêmes parkings, le même hydrogène sulfuré. On ne sait plus qui dit quoi puisqu’ils chantent la même chose.

Leur révolte juvénile et impuissante, éplorée et pacifique, est un basculement historique majeur : pour la première fois depuis les Lumières, et même depuis la Renaissance, le progrès se sépare du bonheur ; les grands alliés deviennent les meilleurs ennemis du monde. Pour la première fois, c’est la jeunesse qui évoque avec nostalgie le bon vieux temps ; pour la première fois depuis quatre siècles, la science et l’amélioration des techniques ne servent pas l’homme, mais sont accusées de lui nuire.

Jusqu’alors, progrès scientifique, technique, capitalistique, démocratique, philosophique faisaient tout un. Politiquement, la gauche incarnait, et le résumait en une formule magique, le camp du progrès. Pour Victor Hugo, les chemins de fer, l’école, le suffrage universel, l’interdiction du travail des enfants, l’abolition de l’esclavage étaient les cinq doigts d’une seule main. La Nature ne méritait pas de compassion ; elle n’était qu’une marâtre qui nous avait fait tant souffrir, il fallait l’exploiter, sans craindre de la persécuter, pour qu’elle se mette – enfin – au service de l’homme.

Seuls quelques esprits grincheux ou lunaires ou superstitieux ou contemplatifs ou réactionnaires osaient contester la marche vers le progrès et le bonheur. Des paysannes crédules craignaient pour la santé de leurs vaches regardant passer les trains ; des Chateaubriand ou des Tolstoï exaltaient la beauté de la nature et la supériorité morale du simple d’esprit contemplatif sur le citadin affairé et empressé. Un Giono pouvait bien chanter la gloire de la charrue, la machine partout avançait. Les Monsieur Homais étaient dans le sens de l’Histoire. La Nature n’avait pas bonne presse républicaine car elle était associée au Roi et au saint chrême ; elle fut même accusée de « collaboration » après avoir été enrôlée à Vichy par le maréchal Pétain : « La terre, elle, ne ment pas. » Après guerre, le général de Gaulle, qu’on surnommait en 1939 le Colonel Motor, conduisit la droite même la plus traditionaliste sur les chemins du progrès technique et industriel au nom de la grandeur de la France et la défense de son rang, laissant certains de ses aficionados effarés devant les dégâts causés sur les paysages harmonieux du cher et vieux pays. « Comment le général de Gaulle qui aime tant la France éternelle peut-il tolérer ça ? » demandait, incrédule, François Mauriac dans son Bloc-notes.

De grands esprits originaux et iconoclastes comme Bertrand de Jouvenel remettaient en cause nos choix industrialistes et productivistes, mais leur réflexion demeurait confinée à de petits cercles intellectuels. C’étaient des voix solitaires, voix chevrotantes. Voix désuètes, ridiculisées, inaudibles.

Mais voix bientôt recouvertes et décuplées par des soutiens juvéniles qu’elles n’attendaient plus. Quelques années plus tôt, le chanteur d’obédience communiste Jean Ferrat avait fait le lien entre les deux générations avec son magnifique « Que la montagne est belle », brocardant la frénésie consumériste des paysans quittant leurs paysages sublimes pour manger leur poulet aux hormones dans leurs HLM ; mais cette mélancolie passéiste n’était pas dans la ligne du Parti qui restait productiviste et industrialiste. Progressiste, on disait.

Les jeunes gens chevelus qui reprenaient les chansons de Nino Ferrer et de Jacques Dutronc, qui occupaient le Larzac, qui élevaient des chèvres en Ardèche, refusaient la société de consommation. Leur archaïsme était furieusement moderne. Politiquement, ils se voulaient aux antipodes de la droite maurrassienne et traditionaliste qu’ils abhorraient en reprenant pourtant toutes ses intuitions. Leur pacifisme était inspiré de Gandhi et non du maréchaliste Giono (« Mieux vaut être un Allemand vivant qu’un Français mort »), mais leur haine du sionisme deviendrait bientôt proche de l’antique antisémitisme ; leur rejet du capitalisme avait des accents marxistes, mais reprenait en réalité la vieille méfiance du catholicisme pour l’argent. Souvent, ils avaient passé leurs jeunes années chez les scouts ou dans les JOC avant de se transformer en athées bouffeurs de curés. Ils se revendiquaient de gauche, et même d’extrême gauche ; mais ils ne parviendront jamais à démêler l’écheveau de leurs origines contrastées. Les écologistes longtemps oscilleront entre un ni droite-ni gauche hautain et un dogmatisme sectaire de gauchiste ; entre un refus méprisant des compromissions politiques et un cynisme politicien digne des affranchis de la IVe République.

Le verre d’eau de René Dumont à la présidentielle de 1974, la légèreté aristocratique de Brice Lalonde, la perruque d’Antoine Waechter. La longue marche des Verts en politique commençait. Pendant les décennies qui suivraient, seul Daniel Cohn-Bendit réussirait à incarner le potentiel électoral de cette mouvance, sans doute parce que son nom, son histoire, et son évolution libérale et européenne synthétisaient l’évolution de toute une génération, d’une certaine France qui avait vieilli avec lui.

La droite gaulliste et pompidolienne avait pourtant aussitôt essayé de tirer profit de ces contradictions, conservant par-devers elle l’écologie, laissant à la gauche le dogmatisme révolutionnaire. Georges Pompidou créait le premier ministère de l’Environnement et défendait dans une lettre restée célèbre les arbres du bord des routes. Mais le pari nucléaire engagé par Pompidou couperait durablement la droite (et le parti communiste) des écologistes les plus engagés.

Les gauchistes réussiront leur OPA sur l’écologie. Leurs adversaires – Brice Lalonde, Antoine Waechter, plus tard Nicolas Hulot – seront brisés par leurs méthodes impitoyables et sectaires. L’écologie politique deviendra ce curieux mouvement d’extrême gauche qui ne s’adresse qu’aux petits-bourgeois urbains ; de contempteurs de la mondialisation qui haïssent les frontières ; de partisans de productions locales mais avec des étrangers accourus librement de la planète entière ; de défenseurs du principe de précaution pour la nature (nucléaire, OGM, gaz de schiste) mais pas pour l’homme (mariage homosexuel, adoption par les couples homosexuels) ni pour le pays (immigration massive, droit de vote et même éligibilité des étrangers) ; d’apôtres de la décroissance mondiale qui se prétendent tiers-mondistes.

Ces contradictions pour un esprit rationnel n’en sont pas pour les écologistes. Nous ne sommes plus dans le registre de la raison, mais dans celui de la foi. Avec sa conception révolutionnaire du monde et aussi de l’homme, l’écologie est une remise en cause radicale de l’humanisme né des deux héritages, judéo-chrétien et grec ; l’écologie est une sorte de ré-enchantement du monde répondant à la sécularisation rationaliste de l’Occident, la forme moderne d’un néopaganisme adorant la déesse Terre, les victimes innombrables (immigrés, femmes, homosexuels, etc.) tenant lieu de Christ sur la croix, la Terre mère souffrante ensevelissant les nations et les empires ; le métissage généralisé et obligatoire des races, mais aussi des sexes et des genres, jusqu’aux animaux et aux végétaux dotés d’une âme comme les hommes, rappelant, prolongeant et dépassant le célèbre doctrine de saint Paul : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. »

En 1970, on célébrait aux États-Unis la première journée de la Terre.

Pendant que Nino Ferrer chantait la maison près de la fontaine, le Club de Rome publiait un rapport qui faisait grand bruit, prônant la croissance zéro. C’était la première fois qu’un rapport officiel mettait en garde le monde contre la destruction des ressources naturelles, mais aussi – sujet qui sera rapidement mis sous le boisseau par nos bons esprits – l’explosion démographique sur la planète. La France entière rigolait : elle caracolait alors avec des chiffres de 5 à 6 % de croissance annuelle, à la grande satisfaction de toute la population. Elle ne savait pas, la France, que 1972 serait pour l’ensemble de l’Europe occidentale l’année pendant laquelle les marchés des grands produits mécaniques majeurs – automobile, machine à laver le linge et télévision en noir et blanc – passeraient du premier achat au renouvellement. La consommation ne croîtrait plus jamais comme avant. C’est ce qui était arrivé aux États-Unis quelques années plus tôt, et se produirait au Japon quelques années plus tard. C’est à partir de cette inflexion majeure que les entreprises commenceront à regarder leur salarié non plus comme un consommateur potentiel dont il faut sans cesse augmenter le salaire (théorie fordienne) mais comme un coût qu’il faut sans cesse réduire. La France rigolait car elle ne savait pas que le système économique de la planète entrait en crise en 1972, crise dont elle n’est jamais sortie. La croissance zéro, on ne tarderait pas à la connaître avec « la crise du pétrole ». Et personne ne rirait plus.



1.

Éditions Robert Laffont.

2.

Charles Aznavour,

Comme ils disent

, 1972.

3.

En France, un rapport déposé par la Fondation pour la Mémoire de la Déportation (FMD) en 2002 recense au moins 63 Français déportés pour homosexualité : 22 arrêtés en Alsace-Moselle (mais l’Alsace était alors allemande), 32 au sein du Reich où ils se trouvaient dans le cadre du Service du travail obligatoire, et 6 en zone occupée (voir

Bulletin de la Fondation pour la Mémoire de la déportation

, n

o

56, avril 2008, p. 11-12).

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