4 juin 1970

Mort du père de famille

Les débats parlementaires furent passionnés, parfois houleux. Cette assemblée d’hommes n’admettait pas qu’on supprimât d’un trait de plume législatif leur « puissance paternelle ». Le contraire de la puissance est l’impuissance, songeaient les plus égrillards ou les plus fragiles. Ces élus du peuple n’avaient aucune envie de faire descendre la démocratie dans l’arène privée. Ce « gouvernement collégial » de la famille leur rappelait les délices et poisons de la IVe République. Ils refusaient que le juge mît son nez dans leurs affaires au nom de la conciliation des époux ; et dénonçaient d’avance un « ménage à trois, le mari, la femme et le juge », moins drôle que dans Feydeau. Cette majorité conservatrice, issue de la « grande peur » de Mai 68, ne comprenait pas que les meilleurs d’entre eux, à l’Élysée et à Matignon, satisfassent leurs ennemis enragés, gauchistes et féministes. Ils regrettaient déjà la grande ombre boudeuse de Colombey.

Les plus lettrés – ils étaient alors légion dans les travées de l’hémicycle – se souvenaient des homélies fatalistes de Joseph de Maistre et des corrosives fulminations d’Honoré de Balzac : la décapitation de Louis XVI avait annoncé la mort de tous les pères. L’Histoire recommençait : le général de Gaulle avait proclamé qu’avec la Ve République, il réglait une question vieille de cent cinquante-neuf ans ! En remettant la tête d’un père suprême sur le corps de la nation, il avait rétabli celle de tous les pères. Mais il avait lui-même sapé son œuvre de rétablissement en laissant les femmes, avec la fameuse loi Neuwirth autorisant la pilule en 1967, s’emparer du « feu sacré » de la procréation, comme l’avait aussitôt compris la sociologue féministe Évelyne Sullerot. Après sa chute, le Général laissait l’Histoire reprendre son cours, politique et famille mêlées. Raymond Aron avait eu tort : cette « révolution introuvable » de Mai 68 l’emporterait en greffant son idéologie dissolvante au cœur de la famille.

Quand un député demanda ingénument à quel besoin répondait cette loi, le ministre de la Justice, René Pleven, répondit, non moins ingénument : « À introduire la notion de bonheur dans les familles. »

La prétention n’était pas mince. Si l’on en croyait l’impérieux ministre, toutes les familles du passé depuis que le monde est monde avaient été malheureuses. Toutes avaient vécu sous la tyrannie d’un Mirabeau, « ami des hommes », mais pas celui de son fils ! Tous les enfants élevés génération après génération dans des familles patriarcales avaient connu la froide inimitié de ces pères distants dont parle le prince de Ligne : « Mon père ne m’a jamais aimé ; je n’ai jamais compris pourquoi ; il ne me connaissait pas » ; et ceux si nombreux pourtant qui croyaient y avoir connu la douceur de vivre se trompaient, triste troupeau d’aliénés, malheureux sans le savoir. Toutes les épouses qui avaient adoré leur « seigneur et maître » en menant la maisonnée – mari compris – d’une main de maîtresse femme étaient de pauvres esclaves soumises. On oubliait que la famille n’avait jamais été conçue dans la nuit des temps comme le lieu privilégié de l’amour et du bonheur privés, mais comme l’institution matricielle qui permettrait de fonder un peuple, une société, une nation. Une fois encore, le souvenir de la Révolution revenait avec la fameuse formule de Saint-Just : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Le père avait donc été l’obstacle au bonheur des familles depuis toujours. Affreuse responsabilité historique des hommes. Tous coupables. Ce n’étaient pas une féministe en colère ou un jeune rebelle hirsute qui mettaient ainsi en accusation la gent virile, mais un ministre chenu et cossu d’une majorité conservatrice.

Le coup venait de loin. On imaginait une lubie récente, jetée avec les pavés du boulevard Saint-Michel ; c’était un fil rouge qui courait tout au long du XXe siècle. On le croyait parti de la gauche, des progressistes, des humanistes ; il venait de la droite, des capitalistes, d’Amérique. Ce n’était pas un commencement, mais une fin. Un achèvement. Le monstre était déjà mort quand on le terrassait.

À peine quelques années plus tard, un Américain alors inconnu en France, Christopher Lasch, publiait un livre intitulé : Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée. Il ne fut traduit que quarante ans après 5 ! L’auteur y retraçait d’une main sûre et iconoclaste l’histoire mouvementée de la destruction méthodique du père et de la famille. La volonté, dès la fin du XIXe siècle, des grands capitaines d’industrie d’arracher à leurs ouvriers leur autonomie, dans le cadre des usines taylorisées mais aussi dans celui de la famille, afin de les rendre plus productifs et plus dociles. Les sociologues prirent l’habitude d’expliquer que les conflits entre ouvriers et patrons n’étaient pas une lutte de classes mais des querelles personnelles, psychologiques. Les mêmes, alliés aux médecins, psychologues, psychanalystes, poursuivirent le pauvre mâle jusque dans son antre familial, militèrent pour une hygiène physique mais aussi mentale. Des rapports moins hiérarchisés, plus démocratiques ; on dirait bientôt cool. Le contrat d’association remplacerait l’imperium paternel. On arracherait les ultimes reliquats de la mentalité précapitaliste pour faire entrer dans la famille la rationalité du calcul économique. La consommation compenserait le sentiment de dépossession. L’intégration de la classe ouvrière à la société se ferait par la publicité et « son influence civilisatrice aux effets culturels comparables à ceux consécutifs aux grands progrès de l’Histoire ». La propagande consumériste mina la culture traditionnelle du patriarcat ; les publicitaires, sociologues, psychologues s’allièrent aux femmes et aux enfants contre les pères qui contenaient leurs pulsions consommatrices. Les mêmes, alliés aux féministes, firent campagne pour que les femmes aient un accès égalitaire aux dépenses du foyer. Aujourd’hui encore, lors du moindre débat sur les acquis du féminisme, on exhume ce fameux carnet de chèques auquel les femmes françaises n’avaient pas accès sans l’autorisation de leur mari avant 1965 !

Et personne pour rappeler que, jusqu’à la mensualisation (décidée en France en 1969), l’affreux tyran sanguinaire qu’était l’ouvrier touchait sa paye hebdomadaire en billets de banque et la remettait au franc près à sa « bourgeoise ».

La rééducation des parents fut bientôt à l’ordre du jour. Les psychothérapeutes de tout poil expliquèrent que la recherche de l’épanouissement personnel devait être préférée à tout, y compris à la stabilité du mariage. Dès les années 1920, selon Christopher Lasch, la messe était dite. Aux États-Unis en tout cas. Le prêtre et le législateur avaient été écartés et remplacés par les médecins, sociologues, psychologues, publicitaires, qui imposèrent les normes nouvelles de la vie de la famille. Le plaisir sexuel devint une exigence, rarement assouvie, mais sans cesse réclamée. Peu à peu, eut lieu l’intégration espérée des femmes et de la jeunesse au marché, au prix d’une impatience et d’une insatisfaction perpétuelles. La quête du bonheur devint la grande affaire de tous. Le père en fut la victime expiatoire.

L’exportation en Europe de ce modèle de société ne fut qu’une question de temps et de circonstances. L’avilissement des soldats dans la boucherie de la Première Guerre mondiale – premier conflit de l’Histoire qui ne fabriquait pas de héros autres qu’anonymes – encouragea les hommes à jeter aux orties le fardeau qu’ils avaient entre les jambes. L’Amérique victorieuse en 1945 devint un modèle de société à suivre. Le rejet du nazisme après guerre poussa certains intellectuels allemands à rechercher et à trouver dans la famille souche allemande l’origine du nazisme et surtout de l’incompréhensible (à leurs yeux) soumission du prolétariat allemand au délire hitlérien. Soudain, les habituelles explications socio-économiques n’eurent plus cours ; seuls la famille et le père, ce tyran, étaient la cause de tout. C’était papa-SS avant le fameux CRS-SS que crièrent les insurgés germanopratins. L’aspiration mimétique des féministes de la bourgeoisie française (Simone de Beauvoir) à se parer des plumes de paon de la lutte des classes en associant le mari au patron fit le reste. Parfois, tout se mêlait, comme lors de cette célèbre manifestation, un jour d’août – « 1970 : Libération des femmes, année zéro », proclamait un tract du MLF ! – de quelques féministes sur la tombe du Soldat inconnu à l’Arc de triomphe, rappelant de manière potache « qu’il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme » ; négligeant seulement le fait – anecdotique il est vrai – que le soldat mourait au front pendant que sa moitié demeurait à l’arrière.

Lors des débats parlementaires, le rapporteur de la commission des lois, M. Tisserand, expliqua que « la jeune fille [qui] se mariait avait [jadis] le désir de trouver une protection lui permettant de fonder une communauté familiale et d’éduquer ses enfants. Désormais, la femme par son travail et par une connaissance plus étendue des choses de la vie due aux moyens d’information modernes a acquis l’égalité financière et d’information avec l’homme ; dès lors, il serait illogique et sans doute dangereux de maintenir la notion de protection comme motivation du mariage, il convient de lui substituer la notion d’association ».

Des gaullistes parlaient comme Simone de Beauvoir ! Ils reprenaient l’antienne économiste et matérialiste des féministes. Des libéraux anticommunistes rejoignaient des compagnons de route marxistes. Quarante ans après ces débats, on s’est aperçu que la demande de protection n’avait nullement disparu. Elle n’est plus avouée par les femmes mais obstinément recherchée. Elles y renoncent dans une souffrance d’autant plus douloureuse qu’elle doit être tue. Cette quête obstinée de protection est liée à la maternité et au besoin de protéger et d’éduquer ses petits, pas au travail ni à l’information. La vision d’une femme qui ne travaille pas est une déformation aristocratique ou bourgeoise. La femme a toujours travaillé et toujours réclamé la protection de son mari. La contractualisation du mariage de deux êtres égaux méconnaît la subtilité des rapports entre les hommes et les femmes. Le besoin des hommes de dominer – au moins formellement – pour se rassurer sexuellement. Le besoin des femmes d’admirer pour se donner sans honte. Aujourd’hui encore, les femmes épousent des hommes plus diplômés et pour la plupart mieux rémunérés qu’elles. Aux États-Unis, 70 % des femmes noires restent célibataires car elles ne trouvent pas d’hommes noirs plus diplômés qu’elles. Un personnage d’Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray affirmait, sarcastique : « Nous les avons émancipées depuis peu mais les femmes restent des esclaves se cherchant un maître. » Sacré Oscar Wilde ! Condamné par l’Angleterre victorienne pour son homosexualité et encensé un siècle plus tard pour le même motif, il aurait été ostracisé par notre société pour ce qu’elle aurait appelé « sa misogynie ». Pourtant, quelques décennies plus tard, Lacan reprenait la même phrase et ajoutait : « Pour le dominer. » Et Christopher Lasch concluait cette passe d’armes : « La femme moderne ne peut résister à la tentation de vouloir dominer son mari ; et si elle y parvient, elle ne peut s’empêcher de le haïr. »

C’est à partir de ces années 1970 que le pédopsychiatre Aldo Naouri commença à voir les effets qu’avait sur les enfants la disparition progressive des pères dans la famille moderne. Revenant aux origines de l’humanité, Naouri prit peu à peu conscience que le père était une invention récente dans l’Histoire de l’humanité (trois mille ans, tout au plus) ; invention capitale pour interdire l’inceste et mettre un obstacle à la fusion entre l’enfant – être fait de pulsions – et la mère – destinée à satisfaire ses pulsions. Mais le père est une création artificielle, culturelle, qui a besoin du soutien de la société pour s’imposer à la puissance maternelle, naturelle et irrésistible. Le père incarne la loi et le principe de réalité contre le principe de plaisir. Il incarne la famille répressive qui canalise et refrène les pulsions des enfants pour les contraindre à les sublimer.

Sans le soutien de la société, le père n’est rien. À partir du moment où la puissance paternelle est abattue par la loi, le matriarcat règne. L’égalité devient indifférenciation. Le père n’est plus légitime pour imposer la loi. Il est sommé de devenir une deuxième mère. « Papa-poule », chassé ou castré, il n’a pas le choix. De Gaulle avait jadis écrit « qu’il n’y a pas d’autorité sans prestige ; et pas de prestige sans éloignement ». L’« autorité parentale » issue de la loi de 1970 est un oxymore. Le père est éjecté de la société occidentale. Mais avec lui, c’est la famille qui meurt. Quarante ans plus tard, les revendications en faveur de l’« homoparentalité » ne sont pas surprenantes : la famille traditionnelle l’instaure déjà puisqu’on ne prend plus en considération la différence sexuelle entre la mère et le père pour définir leurs fonctions et rôles respectifs.

La destruction de la famille occidentale arrive à son terme. Nous revenons peu à peu vers une humanité d’avant la loi qu’elle s’était donnée en interdisant l’inceste : une humanité barbare, sauvage et inhumaine. L’enfer au nom de la liberté, de l’égalité. L’enfer au nom du bonheur. Pascal nous avait prévenus : « Qui fait l’ange fait la bête. »



1.

Raymond Aron,

La Révolution introuvable

, Fayard, 1968.

2.

Alexandre Sanguinetti,

J’ai mal à ma peau de gaulliste

, Grasset, 1978.

3.

Paul Morand, Jacques Chardonne,

Correspondance

, t. I, Gallimard, 2013.

4.

Gallimard, 1971.

5.

Haven in a Heartless World: The Family Besieged

, New York, Basic Books, 1977 ; trad. fr. François Bourin éditeur, 2012.

Загрузка...