3 janvier 1973
La fin discrète du colbertisme
Il est des célébrités tardives. Et ambiguës. La loi du 3 janvier 1973 a attendu près de quarante ans pour sortir d’une pénombre protectrice. Elle avait été promulguée au cours d’une apathique trêve des confiseurs, entre le sapin et les confettis ; elle avait été au préalable votée à l’Assemblée nationale sans contestation résolue de l’opposition de gauche. François Mitterrand en était alors un chef pugnace et redouté qui avait médité les leçons de Chateaubriand : « L’opposition doit être absolue ou ne pas être. » L’approche des élections législatives, l’impopularité d’un pouvoir gaulliste sali par « les copains et les coquins », les limites et insuffisances personnelles du Premier ministre Pierre Messmer, les contestations estudiantines et les grèves à répétition : la gauche était en verve, elle ne laissait rien passer. Elle ne pipa pourtant mot.
Et puis, quarante ans après… Des blogs, des articles, des livres. À droite et à gauche. Des souverainistes et des altermondialistes. Des politiques et des économistes. L’obscur texte technique fut paré des charmes du surnom polémique ; il devint loi Pompidou-Giscard, que certains surnommèrent loi Rothschild, en souvenir de la carrière brillante que le futur président Pompidou fit au sein de la célèbre banque. On plongeait soudain dans le monde balzacien du baron de Nucingen. Des accents antisémites de l’antique querelle autour du krach de l’Union générale (banque catholique qui aurait été coulée, croyait-on, par la haute banque juive et protestante) en 1882 remontaient à la surface.
On accusait les banques d’avoir fomenté un complot, avec la complicité du ministre des Finances de l’époque, Valéry Giscard d’Estaing, et du président de la République, Georges Pompidou, pour s’enrichir sur le dos de l’État.
Le dossier de l’accusation était fourni. Il se fondait sur une phrase qui ne disait rien aux profanes, mais éclairait le regard des spécialistes d’une lueur de méfiance : « Le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à l’escompte de la Banque de France. » C’était l’article 25 de la loi de 1973 qui interdisait à l’État de se refinancer gratuitement auprès de la Banque de France, comme il l’avait fait depuis l’après-guerre et sous le général de Gaulle. Regardez, nous disaient les procureurs, les banques privées, elles, ne prêtent jamais à taux zéro ; elles s’engraissent sur notre dos. Nous rackettent. Nous volent. C’était après la crise des subprimes de 2008 : les fats cats, les banksters étaient dans le collimateur. Non sans raison. Les déficits publics colossaux et la dette abyssale de l’État engloutissaient des tombereaux d’argent public versé aux banques. Les banques privées empruntaient à la Banque centrale européenne à des taux dérisoires des sommes qu’elles prêtaient aux États à des taux prohibitifs ; ce qui n’empêchait pas les mêmes banquiers d’appeler leurs États respectifs au secours quand leurs imprudences spéculatives risquaient de les mettre sur la paille.
À la lueur du présent, le procès du passé était rondement mené.
Giscard, Pompidou, Rothschild et les autres banquiers : tous coupables, tous voleurs.
On oubliait un peu vite qu’à l’époque les grandes banques de dépôt étaient… publiques. Elles avaient été nationalisées par le général de Gaulle. Le secteur coopératif (Crédit agricole, Banques populaires, etc.) pesait aussi d’un bon poids. Les rares banques privées qui restaient ne perdaient rien pour attendre ; elles entreraient dans le giron public en 1981. Des banques publiques ne pouvaient pas voler l’État ! En 1973, il n’y avait pas de déficit budgétaire. Les comptes étaient fort bien tenus. La croissance à 5-6 % nous permettait d’être vertueux sans douleur. Le général de Gaulle était un obsédé de l’équilibre budgétaire. Michel Debré a depuis raconté sa fierté d’avoir, comme ministre des Finances en 1967, remboursé le dernier franc à nos créanciers étrangers. Le traumatisme des présidents du Conseil de la IVe quémandant à Washington leurs fins de mois était encore vivace pour cette génération de gaullistes.
Cette loi de 1973 participait de cet état d’esprit vertueux. On accusait le financement de l’État par la Banque de France de favoriser l’inflation. La surchauffe économique de la fin des années 1960 avait activé les tensions sur les prix. Avec cette loi, on voulait brûler la planche à billets. Depuis des années, à Sciences Po, les augustes professeurs expliquaient que le système français de contrôle de crédit, fondé sur le réescompte des effets de commerce à la Banque de France, l’État fixant le taux d’escompte, était archaïque. Nos professeurs ne juraient que par le modèle américain et son open market qui était l’équivalent monétaire, dans les fantasmes de la rue Saint-Guillaume, des grands espaces de western. Là-bas, dans la mythique Amérique – où tout était plus grand, plus beau que chez nous –, la régulation monétaire se faisait par achat et vente d’effets publics aux banques.
Il fallait d’urgence adopter le modèle américain. La loi de 1973 ne suscita aucune discussion, aucune querelle, aucune polémique, car elle exprimait le rêve américain de nos élites politiques, économiques, universitaires et technocratiques.
Ce n’était pas la première fois que nous étions, en matière financière, fascinés par le modèle anglo-saxon, qu’on soupçonne d’être composé de protestants plus inventifs et moins inhibés que les catholiques français. C’est le Régent demandant à l’Écossais Law de financer l’énorme dette laissée par Louis XIV par la création de billets ; c’est Napoléon créant la Banque de France en 1800 sur le modèle de la Banque d’Angleterre fondée un siècle plus tôt, et dont l’abondante création monétaire avait justement permis au royaume de financer les guerres contre le Roi-Soleil.
Mais rien ne se passa comme prévu. Après le choc pétrolier de 1973, l’inflation grimpa jusqu’à des sommets à deux chiffres. À Matignon, Raymond Barre limitait les déficits budgétaires à l’épaisseur du trait. Renouant avec les théories keynésiennes des années 1930, c’est la gauche qui débrida le moteur des déficits budgétaires à son arrivée au pouvoir en 1981 ; la dette publique commençait son irrésistible ascension. La gauche n’abrogea nullement la loi de 1973 (personne ne s’en souciait), mais brisa l’inflation en frappant les salaires.
La privatisation des banques décidée par la droite en 1986 et 1993, la dérégulation financière réalisée par la gauche, la mondialisation des échanges, et la pression à la baisse sur les salaires qu’elle entraîna, la désindustrialisation, la financiarisation de l’économie, l’explosion du chômage de masse et des dépenses sociales, la concurrence fiscale au sein de l’Europe et le mitage de l’impôt sur le revenu par la multiplication des niches fiscales, l’incapacité des gouvernements successifs à enrayer les déficits et à contenir la hausse de la dette : tout avait été chamboulé en trente ans et la loi de 1973, héritage d’un monde stable révolu, devint dans ce nouveau contexte un abcès purulent.
Mais elle n’existait plus. Elle avait été supprimée. Comme le phénix, pour mieux renaître. Le traité de Maastricht de 1992 instaurant la monnaie unique en avait fait la loi d’airain de la nouvelle Europe monétaire. Les Allemands l’avaient exigé. On les disait obsédés par l’hyperinflation des années 1920 ; on ne se souvenait même pas que cette hyperinflation avait été déclenchée par le gouvernement de la République de Weimar pour soutenir les ouvriers grévistes protestant contre l’occupation de la Ruhr par les troupes… françaises qui se payaient sur une bête germanique rétive à régler les réparations exigées par le traité de Versailles. On se souvenait encore moins que ce ne fut pas l’hyperinflation de 1923 qui amena Hitler au pouvoir, mais la déflation brutale du chancelier Brüning en 1930…
Vieille histoire et moderne amnésie.
Nous avions troqué un rêve américain pour un tuteur allemand. Nous ne nous étions pas aperçus que notre ancien modèle américain avait entre-temps tourné casaque en faisant financer ses déficits budgétaires (himalayens) par la Banque centrale américaine à taux zéro. Le bon vieil archaïsme français de la planche à billets était devenu le comble de la modernité américaine au temps d’internet !
La loi de 1973 était le produit de son temps. Des balbutiements de l’idéologie libérale chez nos maîtres à penser. On commençait alors à dire que l’État devait abandonner sa splendeur et son arrogance passées. Le temps de la reconstruction était révolu. Le général de Gaulle était mort. L’État en majesté devait en rabattre. Renoncer à ses privilèges comme celui de battre monnaie, dont il avait abusé en « faisant de la fausse monnaie ». L’État finirait par abandonner ce droit régalien millénaire aux banquiers centraux de Francfort, qui eux-mêmes le confieraient aux banques privées. Il devrait désormais solliciter son banquier pour satisfaire ses besoins d’argent, comme un simple particulier.
Cet abaissement de l’État restait alors dans des proportions modestes. La loi du 3 janvier 1973 n’interdit pas tout de suite les avances de la Banque de France au Trésor, mais en limita le montant. Le plafond était élevé (20,5 milliards de francs dont 10,5 milliards sans intérêts), rien ne changea. Personne ne s’inquiéta. À l’Élysée, le président Pompidou convoquait encore les patrons des grandes entreprises françaises pour leur dicter les stratégies industrielles de leurs groupes. Rue de Rivoli, le ministre des Finances Valéry Giscard d’Estaing régentait la vie économique nationale sous les ors du palais du Louvre. Le contrôle des changes limitait la liberté de mouvement des banquiers. Un vaste secteur public aménageait le territoire national de manière cohérente et équilibrée. Sur les six grands programmes industriels lancés au cours de cette décennie enchantée de 1960-1970, le spatial, le TGV, l’aéronautique, le nucléaire, les télécoms et le plan calcul, un seul échoua (le plan calcul) ; les cinq autres travaux d’Hercule de l’État façonnèrent les plus grandes entreprises françaises (France Télécom, Alcatel, Airbus, Areva, Alstom) et le socle industriel sur lequel repose encore aujourd’hui la fortune économique de notre pays.
Mais la nouvelle idéologie dominante imprégnait peu à peu les mentalités de nos dirigeants et de nos technocrates. Pompidou conservait sa prudence de paysan matois, mais, au contraire de De Gaulle, faisait confiance aux marchés : « Quand on a choisi le libéralisme international, il faut opter aussi pour le libéralisme intérieur. L’État doit donc diminuer son emprise sur l’économie au lieu de chercher perpétuellement à la diriger et à la corriger » (propos rapportés par son biographe Éric Roussel). Giscard rêvait déjà d’« avoir un strapontin à la Bundesbank ». À partir des années 1980, avec les révolutions libérales de Thatcher et Reagan, cette théorie deviendrait l’air du temps. Horizon indépassable. Malgré son surmoi colbertiste – ou à cause de ce surmoi tant dénigré et haï par nos élites –, la France résista beaucoup moins que certains pays comme le Japon (ou même l’Italie) qui n’ont jamais renoncé à faire financer leur dette (supérieure à la nôtre) par leur banque centrale et leurs épargnants nationaux, refusant de se mettre dans la main des banques et des marchés.
Avec la loi de 1973, on entrouvrait la porte. On entamait un processus. On mettait le doigt dans un engrenage. Le vieux monde économique français mourait sans un cri de douleur ou d’effroi. Sans même s’en apercevoir.