10 mai 1974

« Vous n’avez pas le monopole du cœur »

L’exemple venait d’Amérique. Le premier débat télévisé avait opposé en 1960 Richard Nixon à John Fitzgerald Kennedy. Les écrans étaient encore en noir et blanc, les deux rivaux côte à côte. Nixon transpirait, Kennedy souriait. La légende a depuis longtemps fait de cette abondante suée la raison de la défaite de Nixon, à l’issue de la compétition la plus serrée de la présidentielle américaine (300 000 voix). Il est vrai que cette histoire est plus flatteuse que les rumeurs persistantes de bourrages d’urnes effectués dans certains États décisifs par la mafia au profit de son grand ami : Kennedy père.

Le hasard facétieux voulut que les Français adoptent le débat télévisé eux aussi à l’occasion de leur élection présidentielle la plus serrée de la Ve République. Adoptent mais adaptent : les écrans sont désormais en couleur et les candidats face à face. La joute est plus directe, plus vivante, plus spontanée. Les journalistes français, si cérémonieux lorsqu’ils interrogent leur chef de l’État, ont d’emblée conçu une formule de débat moins apprêtée que leur modèle américain. Sans doute les Français avaient-ils bénéficié sans bien en avoir conscience d’une tradition qui venait de fort loin, des salons (Voltaire-Rousseau), des cours (Fouché-Talleyrand), et des enceintes parlementaires (Clemenceau-Ferry, Jaurès-Clemenceau), où l’esprit le plus brillant, le goût et le talent des bons mots se conjuguaient à l’âpreté des querelles et à la vigueur des tempéraments.

Mais la tradition française ne pouvait pas ne pas être retravaillée, repatinée, retissée sur la trame importée d’Amérique. John Fitzgerald Kennedy avait été le premier chef d’État parfaitement calibré pour le nouveau média télévisuel, comme son lointain prédécesseur Franklin Delano Roosevelt avait incarné le passage à la radio ; et comme la voix de stentor de Jean Jaurès était parfaitement adaptée aux préaux d’école, tandis que l’esprit féroce et brillant de Clemenceau pétillait dans l’enceinte calfeutrée du Palais-Bourbon.

Valéry Giscard d’Estaing était prédestiné à inaugurer l’exercice. Pendant des années, il avait passé ses vacances outre-Atlantique à étudier les techniques qui avaient permis à son modèle Kennedy de parvenir au sommet. Son remarquable cerveau de polytechnicien s’était approprié les méthodes et tours de main des « plus intelligents » dans l’entourage du président américain. Son esprit de géométrie avait assimilé les artifices et séductions d’un esprit de finesse indispensable à l’ère télévisuelle. Il était allé jusqu’à sigler son nom de ses initiales VGE, à la manière américaine des FDR et JFK. Il avait affiché sur tous les murs de Paris sa famille, comme Kennedy avait été « l’homme qui accompagnait Jackie » et le père du petit John-John, photographié sous le bureau présidentiel à la Maison Blanche.

François Mitterrand n’était pas de la même eau. Il était l’ultime descendant des grands orateurs parlementaires qui avaient enthousiasmé les républiques passées, de Mirabeau à Jaurès, en passant par Lamartine. Il en avait l’élégance du style, la suavité de la voix, le lyrisme de la passion. Mais l’outil télévisuel est un corset qui contient les épanchements lyriques et même littéraires ; privilégie le chiffre sur le mot, l’image sur le raisonnement, la réplique sèche et cinglante. Mitterrand n’a pas encore bien assimilé ces révolutions techniques. Après son échec de 1974, il comprendra qu’« il vaut mieux être ami avec un cadreur d’Antenne 2 qu’avec un éditorialiste du Monde ». Il s’entourera d’experts qui accumuleront les exigences techniques et les protections. Il cessera de croire que son talent souverain de tribun à l’ancienne suffit pour vaincre un rival. Il refusera d’apparaître comme l’élève qui répond aux questions du professeur d’économie impérieux qu’est Giscard. Il démontrera à tous les Français que la guerre interne entre gaullistes et giscardiens vaut bien celle que se livrent depuis un siècle socialistes et communistes. Il répliquera même – sept ans après – à Giscard, qui lui avait lancé « Vous êtes l’homme du passé », un « Vous êtes devenu l’homme du passif » du meilleur aloi. Mais la réplique que l’Histoire a retenue de cet affrontement de 1974 est celle de son adversaire, préparée avec soin : « Vous n’avez pas le monopole du cœur. J’ai un cœur comme le vôtre qui bat à sa cadence et qui est le mien. »

C’est pourtant la suite du propos de Giscard qui est la plus éclairante : « Ce que je propose, c’est une action sociale aussi importante que la vôtre, mais je ferai ces réalisations à partir d’une économie en progrès, alors que vous voulez les faire avec une économie brisée. » Giscard inscrit ses pas dans ceux de la majorité gaulliste dont il est issu, qui a gouverné la France depuis quinze ans avec un souci extrême de juste répartition des fruits de la croissance. De Gaulle renouait avec la tradition monarchique, catholique, de soutien des pauvres et d’organisation holiste de la société – que la IIIe République libérale avait abandonnée. Élu président, Giscard théorisera bientôt sa filiation sous le curieux terme de « libéralisme avancé », alors qu’il faisait référence – dans son esprit quelque peu embrumé – à la social-démocratie suédoise. Mais, à l’instar de son modèle suédois, il mêlera bien les revendications libertaires et féministes des années 1960 avec un égalitarisme niveleur et un fiscalisme vétilleux et tatillon, conjonction scandinave de tradition protestante qui fera fuir une partie de l’électorat indépendant et conservateur. Deux ans plus tard, en 1976, VGE caressera l’ambition de rassembler derrière ce programme « deux Français sur trois », projet que brisera son ancien Premier ministre devenu son ennemi farouche, Jacques Chirac, bien que celui-ci laboure les mêmes terres idéologiques avec son « travaillisme à la française ». Giscard s’efforce de tirer la leçon politique de l’évolution sociologique de la France qui, à l’issue des Trente Glorieuses, voit l’émergence d’une immense classe moyenne, reposant sur la montée en puissance d’un secteur tertiaire qui dépasse, pour la première fois en 1975, la part du monde ouvrier.

Mitterrand a conservé pour l’instant dans son discours la mystique ouvriériste de la lutte des classes chère au XIXe siècle. Il renoue lui aussi avec l’héritage du général de Gaulle en insistant sur celui de 1945, nationalisations et sécurité sociale ; modèle qui s’apprête à subir les premiers assauts avec la fin des Trente Glorieuses provoquée et révélée par le quadruplement du prix du pétrole en 1974. Pour mieux se réconcilier avec les gaullistes, Mitterrand lance à son adversaire du moment :

« Vous avez dit un jour que vous aviez eu avec le général de Gaulle – je ne sais pas comment vous avez noté ce chiffre – 170 rendez-vous. Mais vous n’avez pas parlé du 171e du 28 avril 1969, le jour où vous l’avez politiquement poignardé, puisque vous avez décidé de sa chute. »

Pour se différencier de son rival, Mitterrand use aussi d’une phraséologie marxiste remise au goût du jour par les Enragés de Mai 68, pour mieux séduire une jeunesse radicalisée, et contenir les assauts – et les procès en social-traîtrise – d’un communisme national encore puissant dans la classe ouvrière et dans l’imaginaire des intellectuels ; langue d’emprunt, langue étrangère, qu’il s’applique à parler du mieux qu’il peut, sans y croire, mais avec un cynisme appris auprès des plus grands maîtres de notre Histoire, selon le modèle indépassable de Talleyrand : « Dieu a donné la parole à l’homme pour dissimuler sa pensée. » Vieille ambiguïté socialiste (équilibrisme ? double jeu ? supercherie ? trahison ?) qui fut déjà celle de Jaurès et de Blum, même si on l’attribue au seul Guy Mollet.

Notre tradition révolutionnaire, notre goût séculaire pour les affrontements idéologiques et littéraires, sans oublier le talent rhétorique des acteurs, empêchent alors de voir le décalage des programmes avec la nouvelle donne économique qui s’annonce ; et la réalité crue de leur proximité.

Les deux rivaux – et même les trois principaux candidats de cette élection de 1974, si l’on y inclut Jacques Chaban-Delmas – sont des sociaux-démocrates. Ils sont tous trois adeptes de la « nouvelle société », que Jacques Delors a forgée au cabinet de Chaban, à Matignon, que le Premier ministre a présentée à la Chambre sous les ovations ironiques de la gauche, pendant qu’elle suscitait la fureur conservatrice du président Pompidou et de ses principaux conseillers, fulminant contre ce « galimatias de gauche » : « La société n’existe pas, il n’y a que l’individu et la France », avait écrit en marge du texte le président Pompidou.

Celui-ci aura été le dernier, le seul, l’ultime opposant à cette transmutation de la France voulue par nos élites.

Dans un dialogue éblouissant avec Alain Peyreffite – que celui-ci restitue dans son ouvrage Le Mal français 3 – le président exposait dès 1969 avec une rare lucidité sa réponse conservatrice – au sens le plus élevé, celui de Disraeli : « Je suis conservateur, car je garde ce qui est bon, et je change ce qui est mauvais » – : « Vous n’avez pas remarqué que dans ce discours, où Chaban parle tant de société, il ne parle pas une seule fois de la nation, et encore moins de l’autorité de l’État ? On dirait que ces expressions lui écorchent la langue. Or, la France est une nation avant d’être une société. Elle n’a été créée, n’a survécu, que comme nation. Et cette nation n’a été sauvée que par son État. De nouveau, aujourd’hui que la société se décompose sous nos yeux sans que nous y puissions presque rien, au moins respectons et protégeons ce qui tient encore, et qui peut seul nous tirer d’affaire : l’État et la nation. »

Et le président Pompidou de pointer, avec sa subtilité coutumière, le nœud gordien de cette affaire, la fascination de nos élites pour l’Amérique : « On parle des Français comme s’ils étaient des Anglo-Saxons. Mais s’ils l’étaient ça se saurait ! D’ailleurs, depuis près de trois siècles, on idéalise la société anglo-saxonne, à commencer par Montesquieu qui s’était fait manipuler par l’Intelligence Service de son époque : cette société, c’est celle de l’argent, elle est oligarchique, méprisante aux humbles, et au moins aussi conservatrice que la nôtre, avec ses rites immuables. Elle a des défauts énormes, inhumains, inacceptables. Elle est en pleine décrépitude. Le changement de société, ça voudrait dire qu’on fait une exsanguino-transfusion totale, qu’on expulse cinquante millions de Français et qu’on les remplace par cinquante millions d’Anglo-Saxons ! Les Français sont comme ils sont, et ils le resteront. Les médecins ne disent pas à un malade : Monsieur, vous avez un tempérament sanguin. Ça ne m’arrange pas. Je vous soignerais plus facilement si vous aviez un tempérament bilieux. Ils le prendront avec le tempérament qu’il a, sans se mêler de rien changer, et ils tâchent de le guérir, s’ils le peuvent. »

Mais, depuis le 2 avril 1974, le président Pompidou n’était plus. Ce discours, personne ne le tiendrait plus. Dans une valse à trois temps parfaite, Giscard mettra bientôt en œuvre le projet de Chaban pour le plus grand profit de Mitterrand. Giscard connaîtra ainsi le destin tragique de Louis-Philippe qui n’avait été qu’une transition monarchique vers la République. Comme le « roi des Français » fut le premier des républicains, le « libéralisme avancé » de Giscard fera le lit d’une nouvelle société qui, émancipée des carcans de la tradition, ne pouvait que se donner à la gauche.

Giscard admire Jean-Paul Sartre comme une midinette sentimentale (« Je suis heureux de l’avoir aperçu, heureux de ne pas avoir cherché à l’importuner, lui, ce monument d’intelligence et de savoir, entrevu dans le quotidien familier du matin », dans son livre Le Pouvoir et la Vie 4) ; Mitterrand est un européiste convaincu qui veut encore croire que « l’Europe sera socialiste ou ne sera pas » ; Chaban-Delmas (par son conseiller Delors) est l’élève du sociologue Michel Crozier, contempteur de « la société bloquée » ; les trois hommes – et le quatrième mousquetaire que sera bientôt Chirac – sont les agents – conscients pour les deux premiers, inconscients pour les deux autres – de la destruction de l’ordre gaullien d’après-guerre et de ses piliers : nation, croissance, famille, instruction, qu’ils abattront successivement – chacun avec sa grenade : gauchisme, européisme, technocratie, démagogie. Tous invoquent le général de Gaulle pour mieux achever la destruction de son œuvre. Tous aspirent à être le meilleur porte-parole de cette nouvelle génération née du baby-boom. Mitterrand avait pris de l’avance ; il écrivait dès 1965 : « Le Général se pose des problèmes qui concernaient nos pères, tandis que moi, et toute la gauche avec moi, j’essaie de me poser les problèmes qui concernent nos fils. » Mais Giscard le rattraperait et le dépasserait, se faisant le serviteur zélé de ces soixante-huitards qui le méprisaient, tandis que Chaban était encore trop marqué du sceau gaulliste de la Résistance (son trench légendaire et Malraux pendant sa campagne télévisée !) pour être reconnu par eux.

C’est un moment rare où les principaux chefs de la classe politique française convergent sans l’avouer vers un même modèle politique – la social-démocratie ou plutôt l’idée que les élites françaises s’en font – alors même qu’elle vit ses derniers feux, que son efficacité économique est érodée par l’inflation et le chômage, que sa domination intellectuelle est laminée par le retour en vogue dans les universités américaines des idées libérales chères à Milton Friedman, et que l’individualisme hédoniste des nouvelles générations, l’entrée en masse des femmes et des immigrés dans le monde du travail, et le développement économique du tertiaire, s’apprêtent à miner les antiques solidarités ouvrières. Encore quelques petites années et entreront en scène Margaret Thatcher et Ronald Reagan. « C’est au crépuscule que l’oiseau Minerve prend son vol », nous avait appris Hegel.

Mais, alors que les deux candidats s’affrontaient sur le plateau télévisé, devant vingt millions de téléspectateurs ravis, la France croyait encore naïvement au mythe du « choix de société » entre libéralisme et collectivisme. Il faudra la victoire de la gauche sept ans plus tard – et ses premières apostasies – pour que les yeux commencent à se dessiller.

Le spectacle fut brillant ; les duellistes talentueux ; jamais leurs successeurs ne parvinrent à leur niveau. Ils osèrent tout, se permirent tout. Même des allusions codées qu’ils furent longtemps les seuls à saisir. Ainsi, pour mieux prouver, prétendait-il, que son adversaire n’était pas l’exclusif représentant des classes populaires, Giscard précisa : « Dans les élections de dimanche dernier (au premier tour), vous avez noté les résultats de la ville de Clermont-Ferrand. Clermont-Ferrand est une ville qui a une des plus grandes usines de France et une municipalité socialiste. C’est une ville qui vous connaît bien et qui me connaît bien. Et qui donc sait ce que je suis et ce que je représente. Vous avez noté comme moi que la ville de Clermont-Ferrand m’a donné plus de voix qu’à vous. »

Clermont-Ferrand est la capitale de cette Auvergne dont Giscard tient son accent chuintant ; mais elle était aussi à l’époque la ville où résidait la famille d’Anne Pingeot, la maîtresse de Mitterrand, qui deviendrait bientôt la mère de Mazarine.

Il est vrai que Giscard et Mitterrand étaient tous deux logés à la même enseigne des hommes (de pouvoir) couverts de femmes. Lorsque des rumeurs malveillantes avaient accusé Jacques Chaban-Delmas d’avoir fait assassiner sa précédente épouse, morte dans un accident de voiture, et brodé sur ses habitudes galantes de séducteur impénitent, Mitterrand avait confié à un ami : « C’est injuste, parce que de nous trois, Chaban est le seul qui rentre chez sa femme tous les soirs. »

Les débats sont comme les femmes, les meilleurs sont ceux qu’on n’a pas eus. Avec le temps, on regrette ce face-à-face de Gaulle-Mitterrand, qui en 1965 aurait sans doute été somptueux. On se souvient qu’avant le premier tour de la présidentielle, le Général avait refusé de faire campagne ; il ne condescendait pas à se jeter dans l’arène commune. Mis en ballottage – mais avec 44 % des voix tout de même –, il songea démissionner. Puis il se reprit. On lui proposa d’utiliser son temps d’antenne légal pour un dialogue avec le journaliste gaulliste Michel Droit. Il céda. Bien lui en prit. Ses répliques sont restées dans les annales. Mais sa première réaction avait été négative : « Vous voulez que j’aille à la télévision en pyjama ! » s’était-il exclamé.

Le Général avait tout deviné. L’époque exigeait des politiques qu’ils sortent du marmoréen de l’Histoire. Se livrent, se dévoilent, se déshabillent. Deviennent des hommes comme les autres. La télévision abaisse tout vers la banalité démocratique. C’est le média de masse désacralisateur par essence. Il fait spectacle de tout. Chacun, célèbre ou anonyme, dirigeant ou dirigé, est l’acteur de son propre rôle. Le Général était lui aussi un grand acteur, mais il avait pris des cours auprès d’un sociétaire de la Comédie-Française, quand ses successeurs suivront les conseils de communicants et de publicitaires. Le Général est parti. Le spectacle est resté. The show must go on, comme on dit en Amérique.

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