Juillet 1973
De si gentils divorcés
On l’a d’abord connu jeune homme pansant ses peines de cœur au fond d’un bistrot chaleureux, chez Lorette ; puis, s’enivrant de slogans pacifistes et de musique planante dans des rassemblements hippies : « Wight is Wight / Dylan is Dylan. » En 1973, Michel Delpech a grandi, mûri. A des « problèmes de couple », comme on dit déjà dans la presse féminine.
Michel Delpech est de ces chanteurs talentueux et populaires qui incarnent l’avènement de la génération du baby-boom. Il chante pour elle ; il raconte ses émois, ses découvertes, ses coups de cœur ; ses peines et ses choix aussi. Sa conception du monde.
Avec une grande sensibilité, Delpech forme les contours d’un divorce banalisé et déculpabilisé 7. Pas question de se déchirer, de s’inventer des fautes, des adultères, des constats d’huissiers :
Si tu voyais mon avocat
Ce qu’il veut me faire dire de toi
Il ne te trouve pas d’excuses
Les jolies choses de ma vie
Il fallait que je les oublie
Il a fallu que je t’accuse.
Il est l’homme des arrangements, des compromis :
On pourra dans un premier temps
donner le gosse à tes parents
Le temps de faire le nécessaire
[…]
Si c’est fichu entre nous
La vie continue
Malgré tout.
Il est au-delà des rancunes, des mesquineries, des haines. Même dans la rupture. Le cocu n’est plus furieux ni ridicule, mais compréhensif, bénisseur :
Tu pourrais même faire aussi
Un demi-frère à Stéphanie
Ce serait merveilleux pour elle.
Michel Delpech le conte d’une voix affectueuse. Il fait la paix, pas la guerre. À la télévision, il apparaît alors visage rond et doux, mèches brunes, longues et soyeuses, regard tendre, gestes alanguis : l’homme s’est métamorphosé en femme.
Avec cette chanson exaltant le divorce pacifié, sans drame ni douleur, il précède la loi et les mœurs. Il fait entrer la France, avant les politiques, les sociologues, les historiens, dans l’ère du divorce de masse. Il rejette la loi de ses pères, le divorce autorisé mais contenu, légal mais illégitime, le divorce qui doit rester exceptionnel, que toute une société – législateur, Justice, Églises – s’efforce de limiter. Une société où la pérennité de la famille est préférée au bonheur des individus ; où « on ne divorce pas pour les enfants ».
Delpech nous chante une ode au divorce parfait, divorce exemplaire. À l’époque, cette vision est nouvelle ; elle surprend et plaît. Très vite, elle sera reprise par les journaux féminins, les « psy » en tout genre ; les mouvements féministes aussi, au nom de la liberté de la femme à se défaire « des chaînes du mariage ».
C’est une révolution copernicienne des mentalités si on veut se souvenir que le mariage fut longtemps considéré comme un insupportable boulet aux pieds par la gent masculine ; et une protection à la fois matérielle et sentimentale pour les femmes. Pascal Quignard, dans Le Sexe et l’Effroi 8, explique fort bien, après d’autres, que la monogamie, imposée par Rome et l’Église, fut alors une revendication féminine (féministe) dans une société virile qui n’avait pas encore oublié les joies et les plaisirs d’une polygamie fantasmée.
Pendant des siècles, le mariage fut une institution essentielle à la stabilité des familles et de la société, jugée trop sérieuse pour être laissée aux jeunes époux. Ce mariage arrangé sera pourtant contesté dès le Moyen Âge par l’Église qui défendra avec ses clercs, contre les monarchies et les aristocraties, la théorie du « consensualisme ». Le concile de Trente consacrera même ce grand principe, incitant les jeunes mariés à suivre leurs inclinations, mais ne parviendra jamais à ébranler les habitudes dirigistes et les stratégies matrimoniales des élites et des parents. Le XIXe siècle romantique, conjuguant la doctrine chrétienne et le sentimentalisme de La Nouvelle Héloïse, imposera le mariage d’amour comme modèle. Et son pendant, le divorce, quand l’amour disparaît. Le XXe siècle met en place ce couple infernal. La génération du baby-boom en fait une révolution de masse dans tout l’Occident. Au début des années 1970, la libération des mœurs, vécue de manière anarchique, pousse à la multiplication des séparations. Les lourdeurs juridiques du divorce freinent une génération pressée et impatiente. La famille est sommée de s’incliner devant le bonheur égoïste des individus.
Les femmes sont à la pointe de cette révolution ; elles poussent au mariage d’amour, et veulent pouvoir « refaire leur vie » quand l’amour s’éloigne ; elles demandent le divorce quand leur époux les trahit ou qu’elles ont trouvé une nouvelle âme sœur. Ce n’est pas un homme, mais l’amour qu’elles aiment.
La société du XIXe siècle corsetait ce romantisme féminin, comme l’a admirablement montré Flaubert dans Madame Bovary. Le génial Normand, grand amateur de bordel et de putains, qu’il alla chercher jusqu’en Égypte, méprisait le sentimentalisme de son héroïne et de toutes les femmes qui, écrivait-il drôlement à Louise Colet, « confondent leur cœur avec leur cul, et croient que la lune a été inventée pour éclairer leur boudoir ».
Flaubert serait ébahi s’il revenait à Paris un siècle après.
Le bovarysme n’est plus une tare, mais un devoir ; plus un ridicule, mais une fierté. La libération sexuelle du début des années 1970, et sa frénésie de partenaires, a cru achever définitivement le sentimentalisme et l’amour ; les femmes elles-mêmes s’essayèrent au désir sans amour, à la consommation sans passion. La plupart en sortirent meurtries, avec des bleus au cœur et à l’âme. Le couple et la romance revinrent en force, mais au nom de la liberté et de l’amour. Face à l’usure du désir et la lassitude, le divorce fut préféré à l’adultère. On troqua la monogamie avec adultère pour une polygamie séquentielle.
Les femmes sommèrent les hommes de s’aligner sur ce nouveau modèle inspiré de l’exemple protestant et puritain des Anglo-Saxons. Pris entre le discours dominant et leurs pulsions venues du fond des âges, les hommes étaient perdus. Soit ils s’alignaient sur le modèle féminin, et se croyaient amoureux du premier désir qui passe ; soit ils récusaient ce modèle sentimental et étaient abandonnés par leur compagne ; ils quittaient ou étaient quittés ; dans les deux cas, le divorce était consommé.
Avec cette chanson de Delpech, la petite bourgeoisie montante commençait son travail de sape sociologique ; profitant de ses positions de domination médiatique et culturelle, elle imposait à toute la société, et en particulier aux classes populaires qui n’y pouvaient mais, une vision irénique du divorce pacifié entre adultes consentants, sans heurts ni malheurs. Ce mythe du divorce sans larmes était un déni du réel – du réel du chanteur lui-même dont le divorce personnel se révéla brutal et cruel ! –, mais c’est le propre des mythes que de s’imposer quel qu’en soit le prix.
Oscar Wilde disait : « En amour, il y en a toujours un qui souffre et un qui s’ennuie » ; dans un divorce, il y en a toujours un qui quitte et un qui est quitté. Guy Bedos, au temps où il était drôle et corrosif, dans ces mêmes années 1970, avait une formule amusante : « On se quitte d’un commun accord, surtout elle. »
Le divorce par consentement mutuel est un mythe, comme le divorce sans douleur pour les enfants, qui assistent impuissants et défaits à la déchirure de la scène fondatrice et fantasmatique de l’union qui a présidé à leur venue au monde. Dans les années 1970, des armadas de « psy » nous expliquèrent que les enfants souffraient plus encore des querelles de leurs parents « qui restaient ensemble pour les gosses » ; ils ajoutaient que la douleur de ces petits de divorcés venait de leur « différence » et du regard des autres qui les marginalisait. Quarante ans plus tard, le temps des premiers bilans est venu : le divorce de masse a banalisé la situation des enfants de divorcés, mais n’a pas atténué leurs souffrances ni leurs troubles scolaires et comportementaux ; les couples qui résistent – même si les tensions et les conflits ne sont pas absents – leur paraissent en comparaison des havres de paix et de réconfort. Mais seuls de rares esprits iconoclastes, comme la fondatrice du Planning familial, Évelyne Sullerot, osent aujourd’hui rappeler cette évidence niée obstinément : « Des faits ont été établis (qu’on ne fait pas connaître à cause des réticences coupables de ceux, très nombreux, qui se sentiraient visés) : les enfants des parents séparés vont moins bien (santé physique et santé psychique) que ceux qui vivent avec leurs parents, mariés ou non, et ils réussissent moins bien également dans leurs études et dans la vie 9. »
Cette chanson de Michel Delpech, sous son air anodin, annonçait une mutation des valeurs radicale : la liberté et l’épanouissement personnel sont préférés à la stabilité de la famille ; l’égoïsme individuel des adultes est préféré à l’équilibre psychologique des enfants ; le bovarysme féminin est sanctifié comme valeur suprême des rapports entre les sexes.
Depuis lors, ce sont les femmes qui – à 80 % – enclenchent la procédure de divorce. Il n’est pas sûr que les hommes soient plus insupportables aujourd’hui que par le passé. Ce sont donc le regard et les critères des femmes qui ont changé. Jadis, les hommes et les femmes, même mariés, vivaient peu ensemble. Les journées de labeur étaient longues, la vie courte, les familles envahissantes. Les hommes restaient entre eux, autour des cafés et des usines ; les femmes aussi, autour des maisons et des églises.
Les femmes ont toujours surinvesti dans le couple, l’amour, la famille. Elles n’ont jamais été payées de retour par des hommes pour qui la vie était ailleurs, le travail, la politique, la guerre ou, plus prosaïquement, les copains, le football, etc. Les séducteurs d’hier – les don juans – avaient deux hantises : le mariage et la grossesse de leurs conquêtes. Ils fuyaient les épousailles comme la peste et contraignaient leurs maîtresses à avorter. Ce sera le destin paradoxal des féministes que d’accomplir les rêves d’irresponsabilité absolue de générations de prédateurs mâles contre lesquels elles vitupèrent sous le terme méprisant de « machos » – plus besoin de se marier pour coucher, divorce aux confins de la répudiation, avortement libre –, au nom de la liberté des femmes.
Mais les hommes ne pouvaient gagner sur tous les tableaux. En intégrant le monde professionnel et salarié, les femmes ont estimé qu’elles pouvaient exiger des hommes qu’ils s’aventurent également dans leur univers des sentiments. Elles exigent une stricte fidélité, alors qu’elles ont pendant des siècles toléré une sexualité différente de leurs compagnons qui se rendaient au bordel ou avaient des maîtresses sans honte ni risque. Dans les années 1970, elles criaient « Mon corps m’appartient », mais ne supportent pas que les hommes pensent de même.
Les conséquences économiques et sociales ne tardèrent pas à apparaître sous un jour sinistre. Dans son « Objection au divorce », l’écrivain d’avant-garde italien Giorgio Manganelli avait prophétisé avec ironie que le divorce de masse tuerait la vie intellectuelle en appauvrissant la petite classe moyenne acheteuse de livres. On évalue à 30 % la perte de pouvoir d’achat à l’issue d’un divorce. Les femmes en sont les premières victimes. Les familles monoparentales – essentiellement dirigées par les mères – constituent le gros des troupes atteintes par la nouvelle pauvreté qui émerge à partir des années 1980.
Les militantes féministes y voient la perversité profonde d’un système patriarcal et capitaliste. Or, c’est la femme qui choisit toujours, pour mari, un homme au niveau socioculturel supérieur au sien. La domination sociale a chez elle un fort pouvoir érotique. C’est ce qu’Albert Cohen dans Belle du Seigneur appelle avec emphase « le pouvoir de tuer » de l’homme. L’institutrice rêve d’épouser le prof agrégé, l’infirmière le médecin, la secrétaire le patron. La réciproque est rare, sans doute parce que l’homme est atteint de l’angoisse de la castration face à une femme d’un statut social supérieur.
Le divorce atteint donc de plein fouet le plus faible économiquement des deux.
Près de quarante ans plus tard, les associations féministes se battront bec et ongles contre la disparition du divorce pour faute. Elles refuseront que l’on renonce à qualifier l’adultère de faute. L’homme doit demeurer un coupable idéal ; et une vache à lait.
L’homme est atteint autrement par le divorce. Au portefeuille d’abord, alors qu’il croyait, le naïf, que l’émancipation salariale des femmes entraînerait un régime égalitaire. Surtout, son rôle de père est nié, détruit. L’enfant est presque toujours confié à la mère. Souvent, il profite lâchement de son inédite irresponsabilité par la fuite ; parfois, il souffre sincèrement des obstacles mis par la mère à sa présence.
En 1974, Claude François chantait un de ses plus grands succès : « Le téléphone pleure ». Une petite fille de cinq ans se moquait de son père qui ne l’avait jamais vue, tandis que sa mère refusait de le prendre au téléphone.
La même année que Michel Delpech, Marie Laforêt, de sa voix profonde et poignante, avait chanté, elle, la souffrance d’une fille qui tentait de ramener son père à la maison :
Je sais bien qu’elle est jolie cette fille
Que pour elle tu en oublies ta famille 10.
Magie de la chanson populaire. Toute l’histoire du divorce nous était annoncée en quelques vers : le divorce par consentement mutuel, la souffrance ineffable des enfants, la négation des pères, les familles recomposées.
Tout était déjà écrit, chanté, prédit. Il ne restait plus qu’à entériner l’évolution des mœurs. Ce sera fait par une loi de 1975 sur le divorce par consentement mutuel.
Le législateur a deux fonctions antinomiques dans une société. Soit il résiste aux évolutions sociologiques qu’il croit néfastes ; soit il les accompagne et les facilite.
Quand Bonaparte rédige le Code civil, et restreint la liberté des femmes – ce qui lui est tant reproché aujourd’hui –, il réagit à la période révolutionnaire, en particulier au Directoire, qui connut, au nom de la liberté, une explosion des divorces et une désintégration des familles. Il tentait de remettre en ordre une société détruite par l’anomie.
Ses lointains successeurs de l’après-68 firent exactement le contraire. Imprégnés par le libéralisme et le relativisme, ils choisirent de s’y soumettre et de mettre la loi en harmonie avec cette nouvelle idéologie. Dès 1972, on mit à égalité les enfants légitimes et naturels, prenant l’exact contre-pied du Code civil napoléonien. Les législateurs n’étaient pourtant pas des révolutionnaires hirsutes mais de sages conservateurs chenus, Pompidou et Pleven. Quarante ans plus tard, la majorité des enfants naissent hors mariage 11, et presque un mariage sur deux 12 s’achève par un divorce. Avec la loi de 1970 mettant fin à la puissance paternelle, et celle de 1975 sur le divorce par consentement mutuel, c’est donc une majorité de droite conservatrice et libérale qui mit à bas l’édifice érigé par Bonaparte et son Code civil pour protéger la famille. On ne doit pas s’étonner de cet apparent paradoxe.
On a vu le travail de sape réalisé par le capitalisme américain – et ses épigones occidentaux – pour abattre la figure du père. Se servant des revendications libertaires et féministes, il fut aisé de dissimuler que la destruction de la famille patriarcale sonnait en réalité celle de la famille tout court. Seuls les lecteurs les plus avisés de Karl Marx auraient pu le comprendre. « En dissolvant les nationalités, l’économie libérale fit de son mieux pour convertir l’humanité en une horde de bêtes féroces – les concurrents sont-ils autre chose ? – qui se dévorent mutuellement parce que les intérêts de chacun sont égaux à ceux de tous les autres. Après ce travail préliminaire, il ne restait plus à l’économie libérale qu’un pas à faire pour atteindre son but : il lui fallait encore dissoudre la famille. »
Quelles que soient les conséquences sur la famille, la société, l’école, la nouvelle pauvreté, ou même la crise du logement, ni la gauche ni la droite ne voudront revenir sur ces choix. La génération Delpech ne renoncera jamais à sa victoire.
Victoire à la Pyrrhus. Cette génération a accouché d’une désintégration familiale jamais vue dans l’Histoire de l’Occident – qu’elle a appelée famille recomposée. Un oxymore.
À la même époque, s’ouvrait une période de chômage de masse qui ne s’est jamais refermée depuis. La conjonction historique des deux phénomènes a conduit, une génération plus tard, à des déstructurations anthropologiques, dont la violence endémique des jeunes est le révélateur. Cette désintégration familiale traduit la volonté de la génération soixante-huitarde de ne pas transmettre l’héritage qu’elle avait reçu, de faire de Mai 68 non une révolution introuvable, mais un héritage impossible, qui en a fait la révolution nihiliste parfaite.