13 décembre 2007
Voir Lisbonne et mourir
C’était pendant la campagne présidentielle de 2007. On taquinait Alain Minc sur le lyrisme patriotique de son ami Sarkozy, que lui soufflait, jour après jour, discours après discours, son « nègre » gaulliste Henri Guaino ; mais le chantre de la « mondialisation heureuse » ne se laissa pas démonter, et écrasa l’ironie sous un cynisme d’airain : « Guaino, on s’en moque, c’est pour la galerie ; l’important, c’est le mini-traité simplifié. »
Alain Minc se trompe plus souvent qu’il ne le croit ; mais moins que ses contempteurs ne le prétendent. Il avait pointé le cœur de la campagne du candidat Sarkozy, auquel nul n’avait prêté attention. Il faut dire que son ami Nicolas avait tout fait pour le dissimuler. Il avait exalté ses origines de « petit Français au sang mêlé », convoqué Jaurès et Blum au grand dam de la gauche, et fait miroiter aux classes populaires un attirant « travailler plus pour gagner plus ».
Quand il était interrogé sur l’Europe, Sarkozy expliquait qu’il voulait « réconcilier la France du oui et la France du non » ; et ferait adopter par le Parlement un « mini-traité simplifié » pour remplacer le traité de Constitution européenne qui avait été repoussé par référendum deux ans plus tôt. Il ne s’appesantissait guère sur la question, et personne – journalistes, soutiens, adversaires – ne l’y contraignit.
Le référendum de 2005 avait été un immense traumatisme pour les élites françaises. Le président de la République et sa majorité parlementaire (Jacques Chirac et l’UMP) et le principal parti d’opposition (les militants du parti socialiste avaient voté oui à 55 % le 2 décembre 2004 par un référendum interne après une campagne spectaculaire et fort médiatisée), la quasi-totalité des grands patrons, éditorialistes, journaux, radios, télévisions, économistes, intellectuels, Églises et franc-maçonneries, syndicats (même le patron de la CGT) avaient fait une campagne ardente pour le oui. Les partisans du non n’avaient plus ni l’ardeur ni l’aura de ceux de 1992. Le Front national (et la droite demeurée souverainiste) et la gauche « noniste » (Chevènement, mais aussi Mélenchon, une partie du PS et des verts, les trotskistes avec Besancenot en tête de gondole médiatique) s’ignoraient. Les uns dénonçaient l’inscription du néolibéralisme dans le marbre constitutionnel, tandis que les autres rejetaient l’érection d’une Europe fédérale. La gauche noniste réussit à orienter les débats sur la directive Bolkenstein déréglementant les services publics, et sur l’arrivée massive de travailleurs venus de l’Est – le fameux « plombier polonais » à coûts faibles. Laurent Fabius fut traité d’infâme tacticien « traître à sa classe » parce qu’il se rangea, en fin de campagne, dans le camp du non. Les sondages initiaux prédisaient une victoire écrasante du oui.
Le 29 mai 2005, le traité de Constitution européenne fut repoussé par 54,68 % des suffrages exprimés. Les classes populaires (ouvriers, employés, et même les fonctionnaires socialistes qui avaient approuvé Maastricht quinze ans plus tôt) avaient voté non, tandis que les cadres supérieurs, les étudiants et les retraités étaient restés fidèles à la construction européenne. Huit jours plus tard, les Hollandais appuyaient les Français en refusant le même texte à plus de 60 % des suffrages. Le Traité constitutionnel européen (TCE) était enterré, alors même que huit pays européens l’avaient déjà ratifié.
Pendant la campagne présidentielle, le candidat Sarkozy rendit une visite fort médiatisée dans le fief auvergnat de Valéry Giscard d’Estaing, qui l’adouba avec enthousiasme.
Quelques années auparavant, l’ancien président avait dirigé les travaux de la Convention européenne, regroupant des parlementaires venus des 27 pays de l’Union, qui avait été chargée de rédiger la nouvelle Constitution européenne. Le texte avait été adopté à Rome, le 29 octobre 2004, à l’unanimité.
Giscard en était faraud. Il se plaisait à vanter la qualité littéraire de son texte, sa clarté, sa limpidité, sa lisibilité. Sa hauteur de vue. Giscard était content de Valéry. « Dans mon discours introductif, mon appel à “faire rêver d’Europe” a déclenché une salve d’applaudissements spontanés, et lors de la séance finale de signature du texte dans l’hémicycle, l’émotion était perceptible et faisait penser au serment du Jeu de paume de 1789. » Il se voyait déjà un nouveau Washington donnant naissance aux États-Unis d’Europe. Il avait pris soin d’affecter tous les attributs fédéraux à sa chère « Europe-puissance » : un président du Conseil européen ; un ministre des Affaires étrangères de l’Union (Giscard se moquait des Britanniques qui avaient exigé l’appellation « néocoloniale » de « haut représentant ») ; et un Parlement européen doté des compétences d’un véritable Parlement. Un drapeau, un hymne, une devise. Des « lois », et non plus des « directives » et des « règlements ».
Le « non malheureux des Français au référendum de 2005 » avait été un drame personnel pour Giscard, qui avait sans doute ravivé, chez ce sentimental celé sous une froideur rationaliste, les souffrances inconsolables de sa défaite de 1981. « Son problème, c’est le peuple », avait raillé, cruel, de Gaulle. Le peuple se révélait la malédiction de Giscard. Son tourment éternel. Et voilà qu’un jeune prétendant à sa lointaine succession, qui lui ressemblait beaucoup plus que les apparences ne le laissaient accroire, lui offrait une revanche inespérée. Mais une fois leur forfait accompli de conserve, Giscard ne manqua pas de s’en moquer avec une ironie mêlée d’admiration : « L’expression “traité simplifié” était habile. C’était un produit de la société médiatique, dans laquelle le mot remplace l’analyse du contenu. » Jean-Pierre Chevènement avait été plus acerbe, mais pas moins sarcastique, quand il évoqua « un maxi-traité compliqué ».
Entre grands communicants, Giscard et Sarkozy s’étaient compris.
Le 13 décembre 2007, les pays européens signaient le traité institutionnel « modificatif » de Lisbonne. En février 2008, l’Assemblée nationale autorisait le président de la République à ratifier le traité de Lisbonne, par 336 voix contre 52 et 22 abstentions. Les députés de l’UMP avaient mêlé leurs voix à celles du parti socialiste. Seuls 9 députés de droite avaient voté contre, de même que 25 députés socialistes. Le Sénat ne tarda pas à suivre les députés.
Le 1er décembre 2009, le traité de Lisbonne entrait en vigueur dans l’ensemble de l’Union européenne.
L’entreprise de mystification avait été habilement menée. Le texte constitutionnel repoussé par le peuple français avait été démantibulé comme une vieille poupée ; mais peu de morceaux avaient été mis à la poubelle, seuls les plus voyants, les symboles, l’hymne européen de Beethoven, joué en toute occasion, ou le drapeau européen, arboré de gré ou de force sur tous les édifices publics, et que Nicolas Sarkozy exposa, à côté du tricolore, lors de chacune de ses interventions publiques, jusqu’à sa photographie officielle. Les lois redevinrent des directives et des règlements. Pour le reste, l’ensemble du texte fut déconstruit, découpé en morceaux, concassé, éparpillé façon puzzle, par des juristes à l’habileté byzantine, qui recollèrent ensuite les morceaux disparates en les dissimulant, par voie d’amendements aux deux anciens traités de Rome (1957) et de Maastricht (1992). L’expression « concurrence libre et non faussée », qui figurait à l’article 2 du projet, fut ainsi retirée à la demande de Nicolas Sarkozy, mais reprise à la requête des Britanniques dans un protocole numéro 6 annexé au traité qui stipule que « le marché intérieur, tel qu’il est défini à l’article 3 du traité, comprend un système garantissant que la concurrence n’est pas faussée ». De même pour le principe de supériorité du droit communautaire sur le droit national, dont le texte de référence demeura inchangé dans le traité. Ou encore l’article 27 réitérant que l’OTAN demeurait pour les pays membres le cadre de leur défense.
Le traité de Lisbonne se présentait comme un catalogue d’amendements aux traités précédents. Il était devenu illisible par les citoyens à la grande fureur de Giscard, Maupassant frustré, mais au grand soulagement des élites technocratiques bruxelloises.
Ce fut l’immense paradoxe en guise d’apothéose européiste : l’échec des États-Unis d’Europe avait redonné le pouvoir à l’oligarchie technocratique européenne. Les institutions bruxelloises, agacées par l’ingérence intempestive des parlementaires et des politiques, ne furent pas mécontentes de reprendre la main par un retour au langage qu’elles maîtrisaient et aux procédures qu’elles dominaient.
Tous, politiques et technocrates, se le tinrent pour dit. Le référendum fut rangé au rayon des accessoires surannés. A-t-on idée d’utiliser le rouet ? Quand ces balourds de Suisses en organisèrent – sur les mosquées avec minarets ou sur la restriction de l’entrée des étrangers –, les institutions européennes et les gouvernements les tancèrent. Depuis quelque temps déjà, le référendum était regardé par nos sages hiérarques comme un objet dangereux – une espèce de bombe à ne pas mettre entre toutes les mains. On disait : « Les électeurs ne répondent jamais à la question posée. » Le peuple ne pouvait résoudre des problématiques aussi complexes. Il était animé par des passions démocratiques et nationalistes incoercibles et mauvaises. N’oublions pas que le peuple allemand avait choisi démocratiquement Adolf Hitler. Le peuple redevenait ce mineur à vie, ce vagabond sans domicile fixe, ce domestique dépendant de ses humeurs et de ses rancœurs. Le suffrage censitaire était rétabli.
Dès 1992, le oui mince des Français au traité de Maastricht avait été validé aussitôt ; mais les Danois, ayant voté non, avaient été invités à revoter l’année suivante. Les Irlandais dirent non au traité de Nice de 2001 ; ils durent recommencer à voter jusqu’à ce qu’ils fissent le bon choix. En 2010, le Premier ministre grec proposa un référendum sur la sortie de l’euro ; Nicolas Sarkozy et Angela Merkel le contraignirent à y renoncer, puis à démissionner.
Pendant la campagne électorale pour le référendum français sur le traité constitutionnel de 2005, un des principaux hiérarques européens, alors président de l’Eurogroupe, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, apprécié des journalistes pour son ironie acerbe, avait prévenu avec une franchise rigolarde mâtinée de cynisme : « Si c’est oui, nous dirons : donc on poursuit ; si c’est non, nous dirons : on continue. »
Le glas sonnait pour la souveraineté populaire ; quinze ans seulement après qu’on eut célébré avec le traité de Maastricht la mort de la souveraineté nationale. La querelle entre les deux souverainetés avait occupé les meilleurs esprits de la Révolution et du XIXe siècle : la souveraineté populaire prônée par Rousseau et les jacobins, adeptes du mandat impératif et du référendum ; la souveraineté nationale, défendue par les modérés, qui entendaient promouvoir la représentation parlementaire contre les « passions populaires », avant que le général de Gaulle ne les réconciliât dans la Constitution de la Ve République : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. » Il n’avait pas cependant imaginé que la querelle reprendrait, dans le cadre du régime qu’il avait instauré, et sous l’instigation de ce président de la République dont il avait imposé l’élection au suffrage universel afin qu’il prît « la France en charge », ni que les élites européistes se serviraient de la complaisance des parlementaires pour réussir leur « coup d’État », leur « putsch », leur « pronunciamento », aurait-il clamé à son habitude, contre le peuple français. Mais peut-être de Gaulle, imprégné jusqu’à la moelle par l’Histoire de France, s’en était-il douté : n’est-ce pas le Sénat – comblé d’honneurs par Napoléon – qui avait prononcé la déchéance de ce dernier en 1814 ? Et la majorité de Front populaire qui avait voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en juillet 1940 ? Nicolas Sarkozy serait le bras armé de la revanche des élites sur le peuple ; le « Monsieur Thiers » de cette Commune symbolique. Son « mini-traité simplifié » se révéla une manœuvre de contournement aussi habile que la sortie de Paris des « troupes versaillaises ».
Ce fut sans doute pour conjurer ce sort funeste que le général de Gaulle avait démissionné en 1969, aussitôt après qu’il eut été désavoué par un référendum – alors même qu’il disposait d’une majorité écrasante à l’Assemblée nationale – pour affirmer une dernière fois l’esprit des institutions : lui, président de la République, et homme providentiel, ne se considérait que comme le fondé de pouvoir d’un souverain encore plus imposant, le peuple français, s’exprimant en majesté. Le résultat du référendum ne souffrait à ses yeux aucune contestation. Mais l’ultime précaution gaullienne se révéla vaine. Le souverain peuple avait vécu. L’Europe aristocratique d’hier et l’oligarchie technocratique d’aujourd’hui tenaient enfin leur revanche sur ces incorrigibles Français.