25 septembre 1985
L’émergence du pouvoir gay
Les touristes de la place du Tertre à Montmartre n’avaient pas été à pareille fête depuis longtemps. Le soleil était de la partie, des milliers de Parisiens les avaient rejoints ; des caméras de télévision rôdaient autour d’eux. Au milieu de la foule joyeuse et empressée, un petit homme en haut-de-forme et frac et une grosse blonde décolorée en robe blanche attiraient tous les regards. Ils avaient décidé de célébrer leur mariage, en ce 25 septembre, devant le maire de la commune libre de Montmartre. Dans l’hilarité générale, chacun reconnut Thierry Le Luron à la solennité goguenarde et Coluche engoncé dans sa robe de mariée. Les deux artistes avaient été les comiques les plus populaires de la scène française des années 1970 ; leurs années 1980 avaient été assombries par le virus du sida pour Le Luron, les drogues et la dépression pour Coluche. Le Luron arborait un sourire triste, tandis que Coluche affichait une exubérance outrée. Le Luron jouait au mari attentionné et Coluche réclamait sa jarretière. À leurs côtés, le producteur de musique, roi des fêtes nocturnes et des mariages à répétition, Eddie Barclay, posait au témoin, grimé en vamp blonde transsexuelle, tandis que le fils de la psychanalyste Françoise Dolto, le chanteur Carlos, déguisé en gros bébé, figurait l’enfant du couple. On rit, on s’esclaffa, on but. On quitta la colline ensoleillée de Montmartre en calèche ; on traversa Paris, on remonta les Champs-Élysées, on déjeuna au Fouquet’s. Devant les journalistes, les « époux » plastronnèrent : « Nous n’espérons pas beaucoup d’enfants, mais beaucoup d’articles dans les journaux. » Puis, ils se rendirent à quelques encablures, dans les studios d’Europe 1, afin de relater aux auditeurs amusés leur « mariage pour le meilleur et pour le rire ».
« Si notre mariage est bidon, nous au moins nous le disons », clamait, grinçant, Thierry Le Luron. Derrière le canular, pointait la cible. Sous la tradition montmartroise de la parodie, perçait la revendication politique. En organisant ce mariage « pour de rire », Le Luron se gaussait de son ancien amant Yves Mourousi, qui s’apprêtait à convoler en justes noces quelques jours plus tard avec Véronique Audemard d’Alançon. Le présentateur du journal de TF1 était réputé pour sa participation active aux folles nuits du petit monde de l’homosexualité parisienne. Si son mariage attirait les sarcasmes débonnaires de ses amis, et ulcérait son ancien amant, il était pourtant dans la grande tradition de l’homosexualité française qui, depuis le frère de Louis XIV jusqu’à André Gide, conciliait le mariage pour la famille et les enfants, et le goût des garçons pour le plaisir, retrouvant ainsi les anciennes mœurs des Grecs et Romains de l’Antiquité. La France n’était pas la puritaine Angleterre ; aucun Oscar Wilde ne fut condamné pour homosexualité depuis sa dépénalisation en 1789 ; le « petit défaut », comme on disait à la cour de Versailles, était assimilé à une sorte particulière d’adultère (des hommes, mais aussi des femmes comme Colette), qui devait seulement se garder de toute publicité pour éviter que le scandale ne rejaillisse sur le mariage, la famille, le nom.
Les années 1970 avaient tout bouleversé. Le sexe était un jeu, un plaisir ; il devenait une identité. Le mariage n’était plus une institution mais une histoire d’amour. Entre les amants, on se dit tout, on ne se cache rien ; on ne peut vivre dans le mensonge. Ces fariboles exaltées, jadis laissées au cercle étroit des femmes amoureuses et des poètes, devinrent religion d’État. L’hypocrisie fut qualifiée de bourgeoise (comme si le peuple agissait autrement) pour mieux la déconsidérer. La discrétion protégeait la liberté individuelle ; elle serait regardée dès lors comme une entrave à la liberté individuelle, une faute contre les sentiments.
Les passions étaient jadis dangereuses et destructrices ; elles devenaient désirables, respectables. L’homosexuel souhaitait lui aussi « afficher son amour », même s’il en changeait souvent. Le mariage lui-même avait été transformé en contrat à durée déterminée indexé sur les sentiments – et encore plus fragile, le désir ; la norme se rapprochait des comportements de la marge.
Les homosexuels qui conservaient les antiques manières de discrétion étaient sommés de se dévoiler, sous peine de se voir accuser d’être « des honteuses », de ne pas « assumer », d’être dénoncés (le fameux « outing » plus ou moins volontaire). En dépit de son allure désinvolte (nonchalamment assis sur le bureau élyséen, il avait demandé au président François Mitterrand s’il était « chébran »), Mourousi s’avérait un homme de tradition, un ancien ; malgré son air d’enfant sage, ses sarcasmes redoutables sur les socialistes au pouvoir, Le Luron était un moderne, un révolutionnaire. Le « mariage bidon » se voulait leçon de morale ; la parodie avait l’ambition non de singer le réel mais de le contester, de le nier ; de se substituer à lui.
Avec une grande prescience, nos deux comiques annonçaient l’ère parodique et, trente ans plus tard, la législation autorisant le mariage homosexuel, qui en fut la plus magnifique illustration. Un mariage homosexuel ne peut être qu’une simulation parodique, puisqu’il faut quand même un homme et une femme pour fabriquer un enfant et fonder cette famille, principal objectif du mariage.
Ce mariage « pour de rire » annonce le grand renversement des valeurs et des pouvoirs. De machine réactionnaire et liberticide, le mariage devient objet de désir. Dans les années 1970, les homosexuels goûtaient leur invisibilité qui avait un délicieux fumet de subversion et d’underground, des pissotières d’autrefois aux backrooms importées de Californie. Dans les années 1980, l’épidémie de sida les contraint à une nouvelle visibilité pour obtenir des soins et une solidarité de la société, qu’ils arrachent par un mélange de compassion et de provocation. Les Nuits fauves de Cyril Collard (le roman en 1989 3 et le film en 1992), les ouvrages d’Hervé Guibert (dont la célèbre Lettre à un ami qui ne m’a pas sauvé la vie 4), et avant eux, La Gloire du paria, le roman écrit en 1987 5 par Dominique Fernandez, imposeront une vision romantique du sida où, à la manière des grandes tuberculeuses du XIXe siècle, la mort est transfigurée en prolongement de l’amour. Mais sur leur terrible souffrance, à la manière de saint Pierre fondant la puissante Église romaine sur le sacrifice de Jésus-Christ et des martyrs, les survivants, à la surprise générale, érigeront un redoutable pouvoir gay.
Comme l’a très bien relevé, dans un livre publié en 2014 6, Marie-Josèphe Bonnet – historienne féministe, fondatrice du MLF dans les années 1960 et lesbienne revendiquée – reprenant les méthodes subversives des années 1960, et y ajoutant la force économique conquise dans le cadre de la nouvelle économie libérale et mondialisée, les gays imposent à une société sidérée leur modèle culturel et symbolique : « Après les années du sida, s’installe l’image d’une homosexualité masculine triomphante qui a pris possession des rues, des médias, de la mode, des imaginaires politiques […] le dispositif sexuel mis en place dans les “parades” est axé principalement sur l’image phallique comme valeur marchande, dans une sorte d’hommage collectif au dieu Phallus qui rappelle les fêtes ithyphalliques de l’Antiquité romaine au cours desquelles on promenait dans les rues les statues de dieux en érection. […] Le temps des “tantouzes” est révolu. C’est celui, bien plus noble, des drag queens, des transgenres et des transsexuels qui assurent le spectacle. Il faut les voir, hissés sur leurs hauts talons, exhibant des caricatures grotesques de la féminité et se faisant photographier de tous côtés. »
En cette même année 1985, le groupe anglais Queen enregistrait une chanson, « I Want to Break Free ». Dans les images du « clip », on y voyait le chanteur Freddie Mercury (homosexuel affiché qui mourut du sida en 1991) déguisé en ménagère. Le groupe français Indochine exaltait le travestissement dans une chanson intitulée « Troisième sexe » :
Et on se prend la main
et on se prend la main
une fille au masculin
un garçon au féminin.
Des robes longues pour tous les garçons
habillés comme ma fiancée.
Pour des filles sans contrefaçons
maquillées comme mon fiancé 7.
Les drag queens furent à la mode. On les invitait à la télévision. Certaines assistaient au mariage Le Luron-Coluche.
Le travestissement a pour but de troubler les identités sexuelles ; de montrer leur fragilité, leur artificialité. Les féministes voient, dans cette contestation des identités sexuelles, la seule manière d’abattre le pouvoir du mâle ; les homosexuels militants y voient l’unique moyen de sortir de la marginalité. Cette alliance entre féministes et gays, qui leur avait permis de briser dans les années 1970 le pouvoir patriarcal, tourna cette fois à l’avantage exclusif des gays. Avec habileté, leurs théoriciens délaissèrent la traditionnelle opposition du masculin et du féminin – base même des revendications féministes pour davantage d’égalité – au profit d’une nouvelle dichotomie entre les sexualités, hétérosexuelle et homosexuelle. Au nom de l’égalité (entre les sexualités et non plus les individus ou les sexes), on revendiqua les mêmes droits que les couples hétérosexuels : mariage, famille, enfants. La science (PMA, GPA) et l’argent (un marché de l’enfant sur catalogue se développe aux États-Unis pour les riches gays, et des usines de « ventres » sortent de terre en Inde) remplacèrent la nature. Au nom de l’égalité, les gays élimineront ou asserviront les femmes qui ne seront plus que des ventres. « Il n’y a aucune différence entre un ouvrier qui loue ses bras et une femme qui loue son ventre », dira, en plein débat sur le mariage homosexuel instauré par Christiane Taubira en 2013, Pierre Bergé, patron d’Yves Saint Laurent, qui incarnera avec une rare arrogance la puissance du nouveau pouvoir gay, fondé sur le marché et la tolérance. Au nom de l’égalité, on a entrepris la destruction des repères sexuels les plus archaïques pour remodeler un nouvel humain, ni vraiment homme ni vraiment femme. L’objectif révolutionnaire sera clairement affiché par un sociologue comme Éric Fassin, militant engagé, dans Homme, femme, quelle différence ? 8 : « Ce qui est en cause, c’est l’hétérosexualité en tant que norme. Il nous faut essayer de penser un monde où l’hétérosexualité ne serait pas normale. »
Un monde où l’hétérosexualité deviendrait anormale, et où l’homosexualité deviendrait la norme. Où la marge délégitimerait la norme, la briserait, la morcellerait, l’ensevelirait.
Dès 1981, dans son livre Simulacres et simulations 9, Jean Baudrillard nous avait avertis que le monde contemporain était emporté dans une spirale irrésistible de simulation : « L’ère de la simulation s’ouvre donc sur une liquidation de tous les référentiels. » Et quel référentiel plus fondateur, plus « naturel » que le mariage d’un homme et d’une femme ? « Nous sommes donc conviés, ajoute-t-il, à la réhabilitation fantomatique et parodique de tous les référentiels perdus. »
Un monde où la parodie remplacerait le réel détruit.
Les hommes du passé n’avaient jamais méconnu la fragilité des identités sexuelles ; jamais ignoré les apports culturels et sociaux qui s’ajoutaient à la nature de l’homme et de la femme. Bien avant Simone de Beauvoir et son célèbre « On ne naît pas femme, on le devient », Blaise Pascal avait deviné : « La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai bien peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. » C’est parce qu’ils étaient conscients de ces fragilités que nos ancêtres avaient choisi d’accuser et de renforcer « culturellement » les différences naturelles. C’est parce que l’homme est physiquement plus fort qu’il part chasser tandis que la femme reste dans la grotte à conserver le précieux feu ; mais son image de chasseur renforce à ses propres yeux, et à ceux de sa femme et de ses enfants, sa virilité. Le « culturel » vient renforcer le « naturel » dans un cercle vertueux. C’est le fameux « Sois un homme, mon fils », renforce tes qualités viriles, contiens ta part féminine, pour devenir un véritable homme et qu’ainsi, avec la femme qui aura de même soigné sa féminité, vous puissiez vous attirer et pérenniser l’espèce. Cette sagesse ancestrale, notre époque l’appelle « stéréotype ». Nos progressistes estiment que le culturel et le social ont toujours été déterminants, qu’ils ont remodelé à leur guise la « nature » ; c’est pour affirmer sa domination sur sa femelle que l’Homo sapiens chasseur a fait croire qu’il était plus fort et pris le risque de mourir face au bison !
La fameuse « théorie du genre » n’est que cela : ou une redécouverte naïve de Pascal ou, quand elle penche sans le dire vers la queer theory, une volonté totalitaire mal dissimulée de nous transformer en androgyne, en neutre, ni homme ni femme.
Les Mourousi donnèrent l’image d’un couple exemplaire jusqu’à la mort brutale de la jeune femme d’une méningite, un jour de l’été 1992, laissant un enfant désespéré et un mari éploré. Moins d’un an et demi après le « mariage pour rire », les deux « époux » étaient morts : Le Luron se savait déjà malade, mais on cacha à sa famille la véritable cause du décès, comme une dernière trace, une dernière « hypocrisie » de l’ancien monde ; Coluche ignorait que son goût de la vitesse à moto le conduirait jusqu’à la rencontre fatale avec un camion. Dans l’Antiquité, ces morts accumulées auraient été vues comme des présages sinistres, entourant cette parodie d’une aura funeste. Mais nous nous croyons à l’abri de toutes les malédictions des Dieux.