10 janvier 1991

Évin for ever

Ce fut le cadeau de Noël des parlementaires. Adoptée juste avant la trêve des confiseurs, la loi Évin fut promulguée le 10 janvier 1991. Le ministre de la Santé, ami du Premier ministre Michel Rocard, était très fier d’avoir résisté à la pression des lobbies du tabac et de l’alcool. Ceux-ci pestèrent contre l’interdiction de vanter leurs produits à travers des publicités ou des parrainages de grands événements sportifs. Finis le cow-boy Camel ou le raid Gauloises. Puis ils s’habituèrent. Leurs bénéfices ne diminuèrent guère, le nombre de fumeurs ne réduisant pas, les jeunes remplaçant les vieux, les femmes les hommes, les Africains et Asiatiques les Occidentaux. Seuls les producteurs de vins souffrirent, mais sans que cela entraîne une réduction espérée de l’alcoolisme : la jeunesse française troqua le vin contre des alcools exotiques (whisky, vodka, etc.).

Même les fumeurs applaudirent en renâclant. Au « Nuit gravement à la santé », succédera le plus inquiétant « Fumer tue ». Mais on s’habitue à tout, même à l’idée de sa propre mort inscrite en lettres énormes sur un paquet de cigarettes.

Les derniers rebelles contestèrent la notion de tabagisme passif, avant d’être ensevelis sous les preuves scientifiques.

Les non-fumeurs respiraient. La loi confinait les fumeurs dans des espaces clos. On réinventait les fumoirs. Ces anciennes courtoisies avaient été assimilées à des reliquats ignominieux d’un monde bourgeois et très masculin. Les nouvelles générations avaient jeté l’ancienne civilité avec le vieux monde ; la grossièreté avait remplacé la politesse ; la goujaterie révolutionnaire avait balayé la distinction patricienne. Jusqu’à ce que les non-fumeurs fussent excédés de subir l’effronterie des fumeurs.

Claude Évin fut un précurseur. En France. Mais un lointain imitateur des Américains. Dès les années 1980, le tabac y était là-bas interdit dans tous les lieux publics, et les rues de New York donnaient ce spectacle, encore incongru à nos yeux de Français, de cohortes de fumeurs réchauffant leurs doigts noircis par la nicotine. Le chemin était tracé ; nous ne tarderions pas à l’emprunter, après avoir brocardé son puritanisme.

On ne s’arrêterait pas en si bon chemin. Les lois se multiplieraient, les campagnes dites de « santé publique » se succéderaient sans relâche ; il faudrait en finir avec la cigarette, réduire notre consommation d’alcool, manger cinq fruits et légumes par jour, marcher trente minutes par jour, bouger, mettre un préservatif pour éviter le sida, prévenir le cancer du sein et de l’utérus, surveiller son taux de cholestérol et sa tension, mettre sa ceinture de sécurité au volant, son casque à moto, réduire sa vitesse sur les routes. L’État voulait notre bien. Prenant appui sur le pouvoir médico-scientifique, les politiques investirent cette nouvelle sphère de compétences avec d’autant plus d’enthousiasme que le libéralisme ambiant – pas seulement économique – avait réduit leur domaine d’action. Le gouvernement Rocard était le premier de gauche à avoir accepté et même théorisé ce recul historique de l’État ; il lui appartenait d’inaugurer cette substitution. En 2002, à peine réélu, le président Chirac annoncera les trois priorités de son quinquennat qui s’ouvrait : lutte contre le cancer, lutte contre l’insécurité routière et insertion des handicapés ; des objectifs dignes d’un président de conseil général.

Depuis les années 1970, les individus s’étaient émancipés en brisant la tradition religieuse ; une nouvelle morale s’érigeait sur les ruines de cette dernière. Après un pouvoir patriarcal, d’essence virile (l’État, l’Église, le père), un État maternel qui infantiliserait et culpabiliserait. Les journaux féminins furent actifs pour relayer ces « bons plans », « conseils », « recettes », sur un ton de plus en plus comminatoire. Cette évolution servait les plans d’un marché qui évacuait les conflits collectifs pour vanter la prétendue rationalité d’un individu-consommateur. Le corps était un capital à gérer, une machine dont on pouvait changer les pièces défectueuses. Les médecins réalisaient sur nos corps une sorte d’autopsie de notre vivant. Cette médicalisation officielle accentuait la psychologisation systématique des maux de l’existence qui poussait les individus à dédaigner les facteurs économiques et sociaux.

Autrefois, la société était régie par des rites religieux ou des récits culturels. L’individualisme hédoniste des années 1970 les avait balayés, les renvoyant dans les placards de l’Histoire au rayon des folklores désuets ; la société ainsi « libérée » forgeait ses nouvelles normes sur la santé et non plus sur la moralité ou la légalité. L’émergence de ce nouveau pouvoir fondé sur l’évaluation et la surveillance permanente avait été annoncée par Michel Foucault avec son concept de « biopouvoir ». On avait renoncé à gouverner les individus, mais on contrôlait la collectivité par l’hygiène, l’alimentation, la sexualité. Le pouvoir avait troqué la police traditionnelle contre des moyens bureaucratiques et médicaux ; l’alliance redoutable de l’expert et du communicant.

La libération des corps décrétée dans les années 1960 s’achevait par l’intériorisation de nouvelles normes hygiénistes et médicales. Celles-ci imposaient des conduites normalisées et uniformisées ; traquaient sans pitié les pratiques déviantes au nom du « droit au bonheur ». On rétablissait la censure qu’on avait abolie : les cigarettes (et les boissons alcoolisées) étaient interdites des plateaux télévisés, des films, des photos (Malraux sans sa cigarette sur un timbre-poste) ou même des bandes dessinées (Lucky Luke troquant la cigarette contre un brin d’herbe entre ses lèvres). Dans les films, aussitôt après un hold-up, le voleur fuit la police en moto, mais doit mettre son casque au préalable ; et les policiers qui le poursuivent à une vitesse folle attachent leur ceinture de sécurité.

Toute contestation est impossible, d’avance disqualifiée. Personne ne peut être contre la santé. Personne ne peut s’opposer à la réduction du nombre de morts sur la route. Personne n’est hostile à ce qu’on vive plus longtemps, même si on ne cherche plus à savoir quel contenu aura cette vie plus longue. La transparence a remplacé la transcendance.

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