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Il ferait bientôt nuit, un peu frais. La base de l’astre solaire disparaissait déjà derrière les montagnes de l’Ouest. Les nuages filtraient ses rayons en dessinant un spectaculaire éventail de lumière céleste. Le sol, encore humide de l’averse tombée en fin d’après-midi, exhalait un léger parfum de terre.

Assis côte à côte à l’extrémité du promontoire rocheux, Kishan et Thomas savouraient l’instant. En contrebas, Kailash aiguisait ses outils sur la meule de pierre. Rekha tentait de rentrer ses poules qui n’obéissaient pas. Dans le village, les enfants et les chiens avaient grandi mais se couraient toujours après. Avec un peu de distance, la vie apparaît souvent comme un spectacle rassurant, même là où survivre est un enjeu quotidien.

— Je savais que tu reviendrais.

— Je l’espérais vraiment.

— Quelque chose a changé en toi.

— Tu dis ça pour la photo où j’embrasse le chien ?

— Pas seulement. Retourner chez toi t’a fait du bien. Tu es plus serein.

— Je ne pense pas que ce soit le fait de rentrer, mais plutôt ce que j’ai traversé ces derniers mois. Toutes ces rencontres, ces terreurs, ces espoirs aussi… Hier, dans l’avion, j’ai bien senti que j’étais différent, et je me suis demandé pourquoi. Est-ce le fait de ne pas revenir seul ? Sans doute. Mais il y a autre chose. Je n’ai plus peur de la vie. Je me contente de trembler pour ceux que j’aime. Face à l’existence, on ne peut rien. Pour les personnes à qui l’on tient, on peut énormément.

— Méfie-toi, tu commences à parler comme mon père !

— J’ai souvent envié sa philosophie, et ton courage… Votre esprit ne m’a jamais quitté.

Kishan extirpa son couteau multifonction de sa poche et le montra à Thomas.

— Il ne m’a jamais quitté non plus.

— Chaque matin, j’apportais votre photo dans mon bureau et chaque soir, je la remontais chez moi.

Au-delà des buissons, venant du sentier, des rires fusèrent. Les trois enfants de Kishan et Jaya débouchèrent sur le plateau en faisant la course.

— Regarde-les, ces petits diables ! Même pas essoufflés après la pente.

Joyeusement, les jeunes se précipitèrent pour rejoindre les deux hommes. Ils s’installèrent de chaque côté, bousculant les adultes sans aucun ménagement. Les protestations de leur père ne les calmèrent pas. Ils ne prenaient pas place sur le banc de pierre pour admirer le crépuscule, mais pour être au plus près des « grands ». Les enfants n’accordaient d’ailleurs aucune attention au magnifique couchant. Pourquoi s’y seraient-ils intéressés ? Un nouveau serait là demain, puis après-demain, et il en serait ainsi chaque soir jusqu’à la fin des temps. Il faut vieillir un peu pour apprendre à connaître la valeur du moment et savoir qu’il ne revient jamais.

Le plus jeune, peu satisfait de sa place instable, escalada les genoux de son père et se blottit contre lui en toisant ses frères. Il passa ses petits bras autour du cou de son papa. Ses beaux yeux sombres fixaient Thomas sans aucune gêne, de tout près, comme seuls peuvent se le permettre les enfants. Pour le protéger des tentatives vengeresses de ses aînés, Kishan posa les mains sur le dos de son fils, formant un bouclier, mais pas uniquement. Les paumes bien à plat, il écarta les doigts au maximum. Thomas reconnut le geste qu’il avait déjà vu Pauline accomplir lorsqu’elle enlaçait Théo affectueusement et que le petit, fatigué ou distrait, acceptait de se laisser faire. Le docteur avait fini par comprendre qu’elle déployait sa main le plus possible non seulement pour le maintenir, mais aussi pour le ressentir. Étendre les doigts comme des racines ou des lianes pour irriguer d’amour, pour sentir cette vie, contre soi. Déplier chaque phalange pour capter sans en perdre une miette. On prie et on adore avec les mains jointes, mais on aime en les ouvrant. Toutes les créatures accomplissent ce geste, d’une façon ou d’une autre. Thomas n’en avait pas encore eu l’occasion.

Des voix venues du sentier annoncèrent des visiteuses en approche. Kishan glissa discrètement :

— Pauline et Emma arrivent.

— S’il te plaît, ne gaffe pas au sujet de ce que je t’ai confié…

Kishan eut un rire franc et murmura :

— Quelle est la phrase que tu ne veux pas que je hurle ? « Tiens, voilà ta femme et ta fille ! »

— C’est malin. Un si long voyage pour entendre ça, franchement…

— Tu n’as vraiment rien dit à ton enfant ?

— C’était impossible.

— Tu ne lui diras jamais rien ?

— Ce qui compte le plus, ce n’est pas qu’elle sache qui je suis, mais qu’elle puisse compter sur moi et que j’aie la chance de la voir vivre. Sans même le savoir, c’est elle qui m’a poussé à bouger et à prendre des risques. Elle m’a donné la force de vivre au grand jour. Ma fille a été l’étincelle qui m’a guidé hors de mes ténèbres.

— Tu es vraiment un homme étonnant, Thomas Sellac. Mon père dit qu’Emma est une très bonne infirmière. Elle a soigné sa plaie encore mieux que toi.

— Les nouveaux font parfois mieux que nous.

Emma et Pauline débouchèrent sur le plateau rocheux. Elles discutaient avec entrain.

— C’est haut ! s’exclama la jeune stagiaire.

— Mais le spectacle en vaut la peine, répondit Thomas en embrassant la vallée d’un geste.

Il se leva pour aller à la rencontre de Pauline.

— C’est le poste d’observation dont tu m’as parlé ? demanda l’infirmière.

— Oui. Te voir ici signifie beaucoup pour moi. J’ai eu tellement de doutes devant ces paysages… Je crois que tu es la réponse.

Pour une fois, la jeune femme resta sans voix. Elle mêla ses doigts aux siens et plissa les yeux pour regarder le soleil se coucher.

— Pendant que tu admirais le panorama, dit-elle, j’ai appelé la résidence. La liaison était excellente.

— Tout va bien ?

— Francis passe ses journées à faire tourner les remplaçants en bourrique. Jean-Michel s’est mis en tête de repeindre la chambre de Mme Berzha avant l’arrivée de sa femme. Françoise prédit que l’équipe intérimaire ne tiendra pas jusqu’à notre retour.

— Au prochain coup de fil, je parlerai à Francis pour qu’il calme le jeu. Et Théo ?

— Pour lui, c’est la fête. C’est le roi du monde ! Il n’a même pas daigné venir me parler parce qu’il jouait avec le chien. Il vit avec une bande de grands-parents dont il fait ce qu’il veut. Plus personne pour l’obliger à se laver, à manger ses légumes ou à faire ses devoirs. Je vais souffrir en rentrant.

— Compte sur moi pour t’aider.

— Tu aurais dû entendre Emma parler avec Romain ! Ils étaient tout mignons. À la fin, elle s’est détournée pour lui murmurer qu’elle l’aimait.

— Qu’elle en profite. Dans quelques années, il la traitera d’infirmière lubrique. Je connais quelqu’un à qui c’est arrivé.

Emma était montée plus haut sur le rocher. Les deux grands de Kishan se tenaient à ses côtés et, prenant exemple sur elle, semblaient découvrir le couchant. Les ultimes lueurs du soleil illuminaient le visage de la jeune femme. Elle rayonnait littéralement. À Ambar, Emma marchait différemment et souriait autrement. Elle se rapprochait de l’essentiel de la vie, et cela lui correspondait à la perfection. Elle avait tout de suite pris ses marques dans le village. Pour la première fois, Thomas voyait sa fille vivre un temps fort de son existence sans être obligé de s’effacer. Il n’avait plus besoin de se cacher pour la regarder. Il était en train de trouver sa place auprès d’elle.

Pauline l’embrassa sur la joue et lui souffla :

— Tu l’observes comme un père fier de sa fille…

Alors que les derniers feux du jour s’éteignaient, Kishan, Emma et les enfants prirent le chemin du retour. Pauline s’attarda un peu avec Thomas. Ils s’installèrent sur le banc de pierre. Thomas caressa la roche.

— Tu te rends compte, voilà quelques mois, j’étais assis ici même, seul. Et me voilà ce soir, au même endroit, avec toi, à profiter d’Emma qui nous accompagne. Hélène prétend que l’on se souvient toujours du décor dans lequel on apprend une nouvelle qui bouleverse notre vie. Je me trouvais exactement à ta place lorsque Kishan m’a révélé que j’avais une fille et offert les photos. Je me souviens de tout, de chaque pierre, de la voix d’Isha qui chantait devant son feu, du souffle du vent, des braises qui tournoyaient dans la nuit.

Pauline se serra contre lui, un peu à cause de la fraîcheur, beaucoup à cause de ce qu’elle éprouvait. Elle posa la tête sur son épaule et enlaça son bras. Elle lui murmura quelques mots à l’oreille. Thomas ne bougea pas. Elle lui avoua qu’elle espérait passer le reste de sa vie avec lui. Il laissa ses paroles l’envahir. Ce n’étaient plus de minuscules soldats prenant d’assaut une forteresse, mais des alliés venant renforcer les troupes qui attendaient la relève. Pauline l’avertit aussi que malgré ses réticences, elle allait lui offrir une montre neuve et des polos à sa taille. Elle lui demanda de ne plus faire de commentaires sur les talons qu’Emma pouvait choisir de porter.

Elle l’embrassa furtivement dans le cou. La nuit était tombée. Les étoiles apparaissaient les unes après les autres. Aucun des deux n’avait envie que ce moment cesse. Thomas appréciait le spectacle, la sensation que provoquaient les mains de Pauline posées sur son bras.

La jeune femme soupira. D’une voix sereine, elle lui confirma qu’il n’oublierait effectivement jamais cet endroit. Puis elle lui annonça qu’ils n’étaient pas que deux sur ce banc, et que dans quelques mois, ils auraient quelqu’un pour qui espérer, quelqu’un pour qui bâtir, quelqu’un à qui faire découvrir tout ce que ce monde et ses habitants peuvent avoir de beau, quelqu’un qu’il faudrait aussi prévenir et protéger des dangers de la vie. Un petit être pour qui trembler.

Pour la première fois de sa vie, Thomas ne fut pas le premier à se lever.

FIN
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