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Romain attaqua par un accord de guitare bien plus senti que ce qu’il avait joué pour s’entraîner. Il posa la mélodie et Michael se lança dans son sillage. Le long du trottoir, la voix du ténor se répandit comme une traînée de poudre dans la nuit. Il chantait les yeux fermés, dans la lueur des vitrines et des réverbères. Les deux hommes avaient à peine plus de trois minutes pour transformer une impasse en champ des possibles.

L’histoire d’un lit trop grand pour celui qui y dort désormais seul. L’aveu d’un homme qui souffre chaque fois qu’il entend le nom de celle qui n’est plus sa compagne. Par sa faute.

Les premiers passants tournèrent la tête, curieux. Certains s’arrêtaient déjà. Emma approchait, mais elle était encore trop loin. Thomas la regardait avec intensité, comme quand il la suivait, comme lorsqu’il cherchait à la connaître. Pourtant, ce soir, il n’était pas là pour l’étudier mais pour découvrir ce que serait son verdict. Il ne comptait pas l’influencer. Il ne souhaitait pas interférer, mais simplement faire en sorte qu’elle puisse avoir un choix. Si elle passait sans rien remarquer, il se risquerait certainement à la rattraper pour l’inciter à découvrir ceux qui jouaient. Il n’y aurait pas une seconde à perdre, car aucune occasion aussi belle ne se représenterait. Cela lui compliquerait certainement l’existence, car l’ampleur de son implication pourrait difficilement se justifier uniquement par la bienveillance. Il fallait de vraies raisons pour se démener autant. Peu importe. Il n’était pas là pour lui, il se battait pour eux. Pour Emma et Romain.

En contemplant la scène qui se déroulait devant lui, Thomas prit conscience qu’il en aurait fait autant si le couple avait été en danger par la faute de sa fille. Ce soir, son intention n’était pas d’orienter le destin pour servir les intérêts de son enfant. Il cherchait avant tout à offrir une seconde chance à un jeune couple qu’il ne voulait pas voir se briser stupidement.

Michael et Romain étaient parfaits. De plus en plus de badauds s’arrêtaient pour les écouter. Thomas avait vu juste. Personne mieux que Michael ne pouvait mettre autant d’émotion dans cette chanson. À cet instant, il était la voix idéale de Romain.

Trop jeune, trop stupide pour se rendre compte de ce qu’il avait fait.

Emma marqua le pas. Réagissait-elle aux paroles comme Pauline avant elle ? La jeune femme sembla chercher d’où provenait la musique. Elle s’approcha de l’attroupement qui s’était formé devant les deux artistes. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour essayer de les apercevoir.

Redoutant qu’elle ne puisse voir Romain, Francis démarra en trombe et se faufila à côté d’elle pour lui ouvrir discrètement un passage entre les spectateurs. Attirée comme un aimant par les textes, la voix et la musique, Emma s’avança. La beauté de l’interprétation semblait créer une bulle aussi loin que la voix portait. Les conversations s’interrompaient, les gens levaient le nez de leur téléphone. D’autres s’approchèrent encore. Thomas quitta son poste d’observation pour gagner le lieu où tout se jouait.

Emma regardait Michael qui chantait toujours, les yeux fermés et les poings serrés. Devant elle, deux personnes l’empêchaient encore de bien voir le guitariste, qui se débrouillait vraiment très bien. Francis tira l’une d’elles par la manche et dégagea ainsi son champ de vision.

Thomas arriva juste au moment où sa fille aperçut Romain. Il la vit tressaillir sous le choc. Elle ne tenta pas de fuir. Elle ne recula même pas. Elle resta là, à le regarder.

La voix de Michael l’avait attirée. Peut-être que Romain parviendrait malgré tout à la faire rester.

La chanson s’acheva. Les gens applaudirent très fort. Les résidents s’étaient glissés parmi le public désormais nombreux et n’avaient pas manqué grand-chose de ce moment magique.

Michael ouvrit les yeux. Il ne faisait pas face à une chaufferie, mais à un public enthousiaste qui l’acclamait. Par peur d’effrayer celle qu’il voulait reconquérir, Romain n’osa pas se lever. Il resta assis, la regardant à peine. Mais ses yeux réussirent à dire sans mentir les seuls mots qu’elle espérait y lire.

Le cœur de Thomas se serra. Il avait souvent pleuré pour les enfants des autres, mais jamais avec une telle émotion pour ceux qui étaient un peu les siens. Finalement, le guitariste se leva. Alors que les spectateurs commençaient à se disperser, Emma ne bougea pas. Contre toute attente, elle ne fut cependant pas la première personne que Romain étreignit. Il se tourna d’abord vers Michael et le serra contre lui. Thomas recula pour s’effacer. Il en était réduit à espérer qu’Emma laisserait Romain la prendre dans ses bras et qu’alors, elle ne lèverait pas le regard pour fuir, mais baisserait les paupières pour commencer à guérir.

Déjà, les badauds masquaient la scène à Thomas, qui s’éloignait. Un jour viendrait, peut-être, où il n’aurait pas à disparaître chaque fois que sa fille vivait les temps forts de sa vie.

Personne n’avait prévu que Francis ferait la quête pour la musique.

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