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Étrange première soirée. Une fois les plateaux-repas livrés et distribués, Pauline était rentrée chez elle. En refermant la grande porte derrière l’infirmière, Thomas avait soudain éprouvé une vilaine sensation : une vraie solitude. Il ne se souvenait pas de l’avoir jamais ressentie à ce point.

Les pensionnaires étaient chacun dans leurs chambres et n’en ressortiraient que le lendemain matin pour le petit-déjeuner. Thomas arpentait le couloir du rez-de-chaussée. À travers les portes fermées, il écoutait. Jean-Michel regardait un jeu télévisé dont il tentait de deviner les réponses en les annonçant plus vite que les candidats. Différents bruits rythmaient le jeu — une cloche, un klaxon de tacot et un sifflet, le tout au milieu d’applaudissements trop nourris pour être sincères. Thomas ne comprenait même pas les questions, qui tournaient toutes autour de gens apparemment célèbres dont il n’avait jamais entendu parler. Hélène se faisait la conversation toute seule. Elle riait, elle murmurait. Par moments, on aurait même dit qu’elle complotait. Francis zappait entre plusieurs séries américaines aux musiques tonitruantes. Le mélange sonore donnait un résultat surprenant. La fusion des intrigues semblait mettre en scène un soldat d’élite qui mitraillait partout pour tenter d’aider une femme à accoucher pendant qu’elle rendait son verdict dans une affaire d’adultère entre un dauphin magique et un frigo aux parois remplies de cocaïne. Pas évident de déterminer qui étaient les gentils et les méchants… Chantal suivait un concours de chant et tentait avec enthousiasme d’en interpréter les tubes en même temps que les concurrents. Elle ne risquait pas de gagner. À l’évidence, en plus de chanter faux, elle ne connaissait pas les paroles et ne maîtrisait pas l’anglais. Elle beuglait ce qu’elle mangeait : du yaourt. Le résultat était objectivement épouvantable. À l’autre extrémité du couloir, la chambre de Françoise était silencieuse. Se pouvait-il qu’elle dorme déjà ?

Sur la pointe des pieds, Thomas monta à l’étage. Il entra chez lui. « Chez lui » : une notion toute relative pour lui qui avait changé tant de fois d’adresse et se retrouvait ici sans l’avoir vraiment choisi. Il avait réparti ses affaires dans l’appartement, mais il possédait si peu que ses objets personnels paraissaient perdus dans l’immense espace qui lui était attribué. Il faut dire qu’à Ambar, ses biens tenaient tous sur une étagère et ses vêtements sur quelques cintres suspendus à une corde tendue. Par une étrange ironie du sort, le seul objet qu’il ait toujours gardé d’une mission à l’autre était une trousse de couleur grise qu’il avait empruntée autrefois à Céline et jamais rendue. Il y rangeait ses stylos encore aujourd’hui. Unique relique de sa seule histoire sérieuse. Une trousse, même pas médicale. Et une fille.

Il passa de pièce en pièce, s’arrêta devant un poster représentant un chalet suisse laissé par son prédécesseur. Il y avait bien des traces d’autres sous-verres, mais tous avaient été retirés. L’autre avait sans doute des photos. Peut-être sa famille, sa femme, ses enfants ou des amis. Des souvenirs. Thomas n’avait rien à accrocher au mur. Il n’avait de son histoire que ce dont il se souvenait et ce soir, personne pour les partager ou les lui rappeler. Sa sœur conservait sans doute des clichés de leurs jeunes années, mais elle ne lui parlait plus. Elle ne lui avait jamais pardonné de ne pas être rentré pour les obsèques de leurs parents, morts dans un accident de voiture dix ans plus tôt. Elle avait toujours refusé de croire que les messages envoyés à son frère étaient arrivés avec deux mois de retard. Pourtant, c’était la vérité.

Thomas avait bien pensé afficher les photos d’Emma, mais il tenait trop à ces feuilles pour leur infliger ne serait-ce qu’un trou de punaise ou une trace de ruban adhésif. Et puis Pauline pourrait les voir et poser des questions.

Alors, il s’assit devant son plateau presque froid. Des petites portions rectangulaires posées dans leurs barquettes. Des plats indéfinissables. La sauce avait certainement été dosée par un robot. Entrée, plat, dessert, un petit pain, une minuscule bouteille de vin et une bouteille d’eau. Rien ne lui faisait envie. Là, tout de suite, ce qu’il aurait voulu, c’est être mal assis face à Kishan, en train de manger les préparations de sa femme dont il n’arrivait même pas à deviner la composition ou à prononcer les noms. Pourquoi avait-il quitté le seul endroit où il s’était jamais senti chez lui ? Quelle vie mènerait-il si une rencontre fortuite ne l’avait pas renvoyé à son passé et à l’enfant qu’il avait fait à Céline sans s’en douter ? Trop tard pour l’imaginer. Désormais, Thomas savait. Et ce soir, il avait quelque chose à vérifier.

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