Alors que Thomas traversait le verger pour regagner la résidence, les propos de Michael résonnaient encore en lui. Sous ses pas, le tapis de feuilles mortes produisait un son mat. Quelle étrange soirée… Quand l’on songeait à leurs parcours respectifs si différents, quelle chance existait-il pour que ces deux hommes puissent un jour se croiser, surtout en abordant des sujets aussi personnels ? Quasi nulle. Mais la vraie vie n’a que faire des probabilités. Malgré leurs places inadaptées dans ces lieux qu’ils n’auraient jamais envisagés, tous deux venaient de partager un moment parfaitement conforme à leur idéal de vie si souvent malmené. Le destin fait aussi des cadeaux.
Le père de Kishan disait souvent que le hasard n’existe pas. Il aurait certainement expliqué que si Michael et Thomas n’étaient pas à leur place, c’est parce qu’ils étaient encore en chemin pour y parvenir. L’oncle de Michael avait raison : tout est une question de point de vue. Un crépuscule ou une aube.
En débouchant du verger, le foyer apparut à Thomas. La fenêtre d’Hélène était encore éclairée. Au contraire des autres pensionnaires, le docteur ne l’avait que très rarement surprise à regarder la télévision. En s’approchant, il se rendit compte que sa fenêtre était entrouverte malgré la température plus fraîche. Peut-être faisait-elle encore la conversation toute seule, parlant avec douceur à celui qui occupait ses pensées et sans doute ses souvenirs ? Par pudeur et par respect, Thomas fit un écart pour ne pas risquer d’entendre les propos tendrement susurrés. Mais tout à coup, son regard fut attiré par un mouvement furtif au pied de la fenêtre. Il était certain d’avoir aperçu une forme. Il obliqua jusqu’à la façade, qu’il longea sur la pointe des pieds.
Aucun doute, quelque chose bougeait dans le parterre d’anémones fanées. Thomas s’accroupit en se plaquant contre le mur, maîtrisant sa respiration pour ne pas se faire repérer. La douce voix d’Hélène était discrète, mais perceptible. Sur un ton affectueux, elle parlait à son interlocuteur imaginaire. Elle lui promettait de le réchauffer quand la mauvaise saison serait là. Elle lui laissait même le temps de répondre avant de poursuivre. Dans la plate-bande, Thomas détecta soudain non pas un, mais plusieurs mouvements. Des rats ? Quelle horreur ! Le docteur avait bien raison d’avoir conservé l’habitude de vérifier chaque soir sous son lit qu’aucune bestiole ne s’y cachait.
Dans la pénombre, il lui était difficile de distinguer ce qui se passait exactement, mais l’activité se fit plus intense lorsque la fenêtre de la chambre s’ouvrit en grand et que la vieille dame se pencha sur le rebord. Avec délicatesse, elle déposa sur l’appui un magnifique chat blanc à l’extrémité des pattes et de la queue noire.
— Je ne sais pas ce que nous aurons demain, petite fée, dit tendrement Hélène, mais je te le garde pour toi et tes petits. Et maintenant, va les retrouver, ils ont sûrement très faim.
Lorsque la chatte se pencha au-dessus du vide, ce fut une multitude de petites têtes miaulantes qui émergèrent des herbes. Hélène n’en perdait rien et riait doucement. La maman sauta du rebord avec souplesse.
— Bonne nuit ma fille, à demain ! murmura la vieille dame.
À peine la minette eut-elle atterri sur le sol qu’une demi-douzaine de chatons se ruèrent sur elle, se frottant contre son cou ou cherchant à la téter. Il y en avait de plusieurs couleurs — tigrés, roux, écaille de tortue, et même un qui ressemblait exactement à sa mère en miniature. La chatte s’allongea au pied des fleurs desséchées et, en ronronnant, laissa ses petits prendre ses mamelles d’assaut. Mme Trémélio demeura jusqu’à ce que l’adorable troupe soit rassasiée et disparaisse en trottinant dans les buissons. Lorsque la dernière petite queue dressée se confondit avec l’obscurité et les herbes, elle referma sa fenêtre.
Thomas resta accroupi contre le mur, immobile, perturbé. Ce n’était pas le fait que sa résidente se prive pour nourrir des félins en cachette qui le troublait. Non. Le plus déstabilisant pour lui était de se reconnaître dans l’affection et les mots que Michael avait pour son chien, mais aussi dans la façon dont Hélène souhaitait une bonne nuit à « sa fille » alors qu’elle s’adressait à un chat.
En regardant ces gens vivre face à des animaux, il venait sans doute de comprendre ce qui fait de nous des êtres humains. Finalement, notre passage sur Terre se résume peut-être à cela. Pauline prête à se sacrifier pour Théo, Kishan qui se démenait pour que ses enfants aient une vie meilleure, et même lui qui veillait sur Emma en faisant tout et n’importe quoi.
Quand on aime quelqu’un, on nourrit pour lui des craintes et des rêves. Il cristallise nos peurs et nos espoirs. Nos plus beaux élans naissent de cela. Ce lien nous anime, nous motive, nous porte, nous construit. La seule chose qui compte, c’est d’avoir quelqu’un pour qui espérer mieux. L’essentiel, c’est d’avoir quelqu’un pour qui trembler.