22

Lorsque Thomas était revenu à la maison de retraite, tout était calme. Seul Francis regardait encore les programmes de fin de soirée. Le docteur était monté chez lui sans perdre de temps. Il lui restait quelque chose d’important à accomplir au sujet de sa fille.

Avec le soin d’un chirurgien qui s’apprête à opérer, il s’était lavé et séché les mains, puis avait sorti le cahier sur lequel il consignait toutes ses notes au sujet d’Emma. Il s’était installé à la table de son salon, repoussant le plateau-repas froid abandonné avant de partir. De la trousse grise qui avait appartenu à Céline, il avait sorti son stylo et s’était mis au travail.

Comme un enquêteur, comme un naturaliste se consacrant à une espèce inconnue tout juste découverte, il écrivait avec précision ce que ses observations du jour lui avaient appris. Uniquement des données et des faits. Parfois il avait beaucoup à transcrire, parfois presque rien. Cela se passe toujours ainsi avec les spécimens sauvages qui s’ébattent dans leur milieu naturel sans que l’on puisse les approcher. Le docteur avait commencé ce cahier la nuit où il avait récupéré le sac de sa fille. Depuis, il avait déjà noirci trente pages d’informations qui dessinaient une personnalité, mais aussi le regard de celui qui l’étudiait.

Emma a un vrai faible pour les glaces à l’ananas. Emma boit du thé sans lait mais attend qu’il refroidisse avant d’y tremper les lèvres. Emma — contrairement à son amie Zora — ne se trémousse pas lorsqu’elle écoute de la musique avec un casque. Emma enlace Romain avec d’autant plus de passion qu’elle ne l’a pas vu depuis au moins deux journées. Emma préfère la viande saignante mais n’en mange pas souvent. Emma ne croise jamais les jambes lorsqu’elle est assise. Emma a bien récupéré son sac à main, que Thomas, déguisé n’importe comment, a déposé dans le jardin de Céline. Elle a même repris son portable puisque Thomas l’a appelée d’un café pour vérifier qu’elle n’avait pas changé de numéro. Quand il a entendu sa fille décrocher, il a eu la tentation de lui parler parce qu’il ne risquait pas d’être identifié. Mais aucun son n’était sorti. Elle avait raccroché. Emma arrive à coiffer ses cheveux en chignon d’une seule main ; un simple crayon glissé dedans lui permet de le maintenir. Emma rit facilement, et pas uniquement pour des choses très fines. Emma fréquente Romain depuis plus d’un an. Elle est plus jeune que lui. Ils se sont rencontrés à la fête des vingt ans d’une amie commune. Emma déteste les gens en retard. Emma a un grand frère qui s’appelle Valentin, né du mariage précédent de son père. Elle lui envoie environ deux SMS par semaine alors qu’elle en envoie plus d’une dizaine par jour à ses amies et parfois le double à Romain. Emma n’a pas peur des chiens. Emma rêve de voyager en Amérique du Sud, avec une envie particulière d’aller visiter le Brésil. Emma aurait voulu avoir les cheveux moins frisés, comme son amie Noémie. Emma aime porter un foulard. Elle joue toujours avec. Emma n’aime pas les films qui finissent mal, sauf s’ils sont magnifiques, mais « ce genre de sombre chef-d’œuvre n’existe quasiment pas » selon elle. Emma pleure facilement quand quelque chose l’émeut. Emma parle de ses parents avec gentillesse, ce qui ne l’empêche pas de se moquer du soin avec lequel son père bichonne sa voiture. Emma voudrait des enfants, entre deux et cinq suivant les personnes avec qui elle en discute. Elle n’en a jamais parlé avec Romain.

Plongé dans ses notes, Thomas avait l’impression de passer du temps avec sa fille. Chaque fois qu’il lisait son étrange recueil, il se sentait mieux. Par contre, chaque information concernant M. Lavergne lui faisait l’effet d’une gifle. Emma parlait toujours de son père avec naturel. À chaque fois, c’était un coup de couteau dans le cœur de Thomas. Et malgré les centaines d’observations, de déductions, rien n’indiquait que le docteur ait occupé la moindre place — même négative — dans la vie de son enfant. Thomas l’admettait et se demandait à partir de combien de cahiers remplis il pourrait prétendre connaître un peu sa fille.

Paradoxalement, le docteur avait appris à accepter le petit ami d’Emma et commençait même à éprouver une certaine sympathie pour lui. Cela ne l’empêchait pas de bondir chaque fois que le gamin se collait d’un peu trop près à sa fille. Son changement d’attitude vis-à-vis du jeune homme s’expliquait par deux raisons distinctes. La première était purement égoïste : chaque fois qu’Emma passait du temps avec Romain, au cinéma, dans les magasins, en balade ou au restaurant, Thomas avait le loisir de l’observer plus longuement et, en sa compagnie, elle livrait une part touchante de sa personnalité. La seconde raison ne tenait qu’à une scène dont le médecin avait été le témoin. Un soir que les deux jeunes gens rentraient à pied, un vent d’est s’était levé, rafraîchissant l’air, et Thomas avait vu le jeune homme retirer son blouson pour le déposer avec délicatesse sur les épaules d’Emma. Il avait été sensible au geste mais, plus encore, à la façon dont il avait été exécuté. Romain l’avait fait simplement, sans emphase, avec l’attitude protectrice de celui qui sait prendre soin des autres. Pauline aurait dit que l’on reconnaît chez les autres les sentiments que l’on éprouve soi-même. Le toubib avait trouvé l’attention jolie, digne d’un homme, et son regard sur Romain avait commencé à changer.

Загрузка...