61

— Qu’est-ce qui fait qu’on est vieux ? demanda Théo.

La question était d’autant plus surprenante qu’elle n’avait aucun rapport avec ce qui avait précédé. Francis venait en effet de tenter d’expliquer les procédures réglementaires de tir à Françoise qui, pour la première fois, s’était jointe au repas et n’y comprenait rien.

L’interrogation du jeune garçon trouva un écho en chacun. Mme Quenon plaisanta :

— Cela me rappelle les sujets d’examens que mes collègues posaient au baccalauréat.

— À partir de quel âge commence-t-on à pouvoir donner une réponse sensée ? ironisa Pauline.

— On est vieux quand on commence à lire la composition des aliments, déclara Francis. On est vieux quand on te propose une place dans le bus !

— On m’a déjà laissé une place dans le bus, objecta Théo. Je suis pas vieux.

Thomas répliqua :

— Tu es quand même un ancêtre par rapport à ces larves du CP, pas vrai ?

— Je sais ! s’enthousiasma Francis. On est vieux quand on fait plus attention à tes dents qu’à ton sourire. Pire encore, tu es vieux quand on s’occupe plus de ton trou de balle que de ta braguette.

— Merci infiniment pour ce nouvel épisode de la vraie vie.

— Ben quoi, c’est vrai ! Au début, les caméras, ça sert à filmer les mariages ou les anniversaires, et puis arrivé à un moment, tu comprends que la seule superproduction dans laquelle tu joueras désormais, c’est une cœlioscopie. Je préfère qu’on filme les salles des fêtes des autres plutôt que mon entrée des artistes.

— Curieuse façon d’envisager la vie, observa Françoise. Vos repas sont toujours d’aussi haute tenue ?

— Non, répondit Pauline. C’est la première fois que l’on atteint ces sommets. Sans doute un feu d’artifice en votre honneur.

— Ce n’est pas moi qui ai posé la question ! se défendit Francis.

Avec un léger sourire, Mme Quenon fit remarquer :

— Monsieur Lanzac, vous et moi avions un peu la même fonction. Même si nos secteurs d’activité étaient très différents, nous formions des jeunes. Alors je ne me formalise pas. Je constate simplement que nous avons tous deux gardé des influences de nos domaines de compétence.

— C’est vrai, ce que vous dites. Vous avez tout à fait raison. On était enseignants tous les deux.

— N’exagérons rien. Vous leur appreniez à tirer et moi à lire.

— Les deux peuvent vous sauver la vie.

— Heureusement qu’au quotidien, l’un sert plus que l’autre.

— On méprise souvent ceux dont le métier est de se battre, jusqu’à ce que les problèmes arrivent…

— C’est un point de vue qui se défend — sans jeu de mots. Disons que j’accueillais mes élèves au nom d’un rêve d’égalité et que vous les recrutiez pour faire face à une réalité à laquelle il vaudrait mieux ne jamais être confronté. Mais qui a le pouvoir de nous épargner les épreuves ? Puisque le pire n’est pas évitable, il faut des gens pour y faire face. Sans doute votre mission était-elle aussi noble que la mienne.

Dans l’esprit de Thomas, la tirade fit l’effet d’un léger séisme. Pas de quoi fissurer les structures, mais assez pour faire tomber quelques bibelots. Pauline émit un petit sifflement admiratif.

— Voilà qui est joliment dit !

Puis elle se pencha sur son fils en lui frictionnant la tête.

— En attendant, mon grand, il faudra trouver ta propre réponse à cette passionnante question.

Mme Quenon s’adressa à Théo :

— Tu sais, mon grand, lorsque j’enseignais, chaque année je voyais arriver les petits nouveaux de ce monde, et chaque année ils nous considéraient comme très vieux. Eux étaient au début, et nous à l’autre extrémité. Leur vision se résumait à cela. Puis, au fil des années, je les voyais nuancer cette perception simpliste. Je pense que tu en es là, Théo. D’où ta question. L’âge est une façon d’envisager le monde, un moyen de se situer parmi les autres. Peu importe le nombre de bougies sur ton gâteau. Laisse-moi te confier ce que je crois. Tu resteras jeune tant que tous les ennuis que tu affronteras viendront des autres, de l’extérieur. Le jour où tu t’apercevras que ce que tu es devenu t’empêche de vivre comme tu l’entends, ce sera différent. Physiquement ou mentalement, tu toucheras ta propre limite. Tu ne seras plus uniquement au service de tes rêves et de tes envies. Tu deviendras aussi l’outil de tes besoins, de plus en plus immédiats. Jusqu’à n’être plus que cela. On est vieux quand on devient son propre ennemi.

Загрузка...