— Comment vous sentez-vous ?
Jean-Michel tendit ses mains ridées vers Thomas, qui les prit dans les siennes.
— Je suis tellement content de vous voir, docteur. Enfin un visage connu.
— Vous avez meilleure mine qu’hier.
— Tant mieux. Je ne me souviens de rien. Je sais que j’ai dévissé l’ampoule, il y a eu un grand flash, et puis le vide complet. Cette fois, la décharge n’aura pas eu le même effet. Il y avait certainement quelque chose dans l’électricité…
— Vous avez eu beaucoup de chance. Vous auriez pu y rester. Vous devez me promettre de ne plus jamais recommencer.
— Même pas avec des piles ?
— Ni avec un panneau solaire. Rien. En aucune circonstance.
Le docteur approcha une chaise et prit place au chevet du rescapé.
— Tout le monde vous passe le bonjour. Même Romain vous salue. Chantal m’a expressément demandé de vous embrasser.
— Ils sont gentils. Vous les embrasserez fort de ma part. Ils me manquent. J’ai dû causer du souci à tout le monde. Vous voudrez bien m’en excuser auprès d’eux.
— Je n’ai prévenu ni votre femme, ni votre fils. J’ai pris sur moi de ne pas les inquiéter trop vite et d’attendre un peu.
— Vous avez bien fait.
M. Ferreira était différent. Peut-être la lumière de la chambre d’hôpital, peut-être le fait d’être habillé d’une tunique de malade vert pâle. Mais il n’y avait pas que cela. À bien y regarder, il avait perdu un peu de sa distance. Ses gestes étaient plus spontanés, moins cérémonieux. Cela se retrouvait jusque dans ses propos.
Le docteur souleva le sac.
— Je vous ai apporté quelques affaires.
— Très aimable à vous, mais c’était inutile. Je ne vais pas rester. Je me sens déjà beaucoup mieux.
— Ce n’est ni vous ni moi qui décidons. Vos médecins attendent encore les résultats de certains examens. Ils vont peut-être juger plus prudent de vous garder en observation quelques jours, notamment pour la tension et le volet cardiaque. Par contre, en arrivant, j’ai déjà pu consulter vos analyses de sang…
— Qu’est-ce que ça dit ?
— Vous allez être satisfait : votre taux de glucose est catastrophique. Vous passez la barre de l’hyperglycémie avec la mention et les félicitations du jury.
Jean-Michel hésita sur la réaction à adopter.
— Pourquoi devrais-je me réjouir de ces mauvais résultats ?
— Inutile de feindre. Je vois vos yeux. Les autres m’ont tout raconté. Les bonbons et le diabète que vous voulez développer pour rejoindre votre femme.
L’expression de Jean-Michel se modifia aussitôt. Il passa du stade d’adulte respectable faisant semblant de s’interroger à celui de petit garçon pris en flagrant délit de mensonge.
— Je leur avais défendu de parler, protesta-t-il.
— Ils ont eu peur de vous perdre et se sentent responsables. C’est pour vous sauver qu’ils m’ont confié votre secret. À leur âge, on s’y connaît assez en analyses médicales pour savoir qu’un excès de sucre est aussi un facteur d’hypertension.
— Vous êtes fâché contre moi…
— Pourquoi ? Parce que vous vous êtes mis en danger par affection ? À ce jeu-là, je ne peux donner de leçon à personne. Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé ?
M. Ferreira soupira.
— Toutes les démarches ont échoué, vous ne pouviez rien pour moi.
— Vous ignorez ce que je peux pour vous.
— L’ancien directeur…
— Je ne suis pas l’ancien directeur.
— Cela n’a échappé à personne, je vous l’assure.
Jean-Michel baissa les yeux et froissa les draps dans ses mains.
— Docteur, avez-vous déjà aimé ? Vous êtes-vous déjà attaché à quelqu’un au point de n’être pas vous-même lorsque cette personne est loin ? Je ne parle pas de cet amour que l’on donne ou que l’on reçoit, mais de celui que l’on échange, sans devoir, ni conscience, à l’instinct. Marianne m’a choisi, elle m’a accepté avec mes défauts, et nous sommes restés heureux ensemble jusqu’à ce que la maladie me l’arrache. Avec elle, je peux être moi-même. Sans elle, j’en suis incapable. C’est de cet amour-là qu’il est question. J’aimais mes parents, nous aimons notre fils, mais avec elle c’est autre chose. Être assis des heures sans prononcer une parole me nourrit. Rien que d’en parler, j’en tremble.
Il tendit la main pour le prouver et reprit :
— Vieillir ne m’a jamais fait peur, mais vivre loin d’elle ou pire, sans elle, m’a toujours terrifié. Depuis que je sais qu’elle existe, ne pas la sentir près de moi m’affaiblit. Nous avons derrière nous une vie partagée sans se décevoir, sans se trahir. Mais l’affection que je lui porte n’a pas besoin de carte de fidélité. Je ne me suis pas habitué à elle, je la savoure tous les jours. J’aime ce qu’elle est, au-delà du temps qui passe. Son caractère, ses idées folles, ce que nous nous donnons le courage d’accomplir. Si je la rencontrais aujourd’hui, j’en tomberais amoureux comme au premier jour.
— C’est sans doute un sentiment magnifique, mais je ne le connais pas.
— C’est un sentiment magnifique dont le manque vous tue une fois que vous y avez goûté. Vous avez alors un autre référentiel dans la vie. Tout semble fade et vain, superficiel et convenu. C’est fou le temps que vous gagnez lorsque vous savez pour qui vous voulez vivre. Vous savez du coup qui vous êtes, et plus rien ne peut vous distraire de ce qui compte vraiment. Votre vie prend un sens. Seul ce qui vous aide à le servir trouve encore grâce à vos yeux. Le reste n’est plus rien. Quand Marianne est tombée malade, j’ai tout fait pour rester auprès d’elle. Malheureusement, la vie nous a imposé des choix. Je voulais les meilleurs soins, mais les spécialistes ne se trouvaient pas dans la région. Et si son état de santé s’arrangeait, elle devait pouvoir me rejoindre, et la résidence s’avérait être la solution idéale. Alors j’ai fait le grand écart. On se téléphone presque tous les jours. Je lui écris toutes les semaines. Je vais la voir tous les mois. Mais je pense à elle chaque seconde.
— J’admire ce que vous éprouvez. C’est sans doute très rare. Mais vous rendre malade n’est pas la solution. Je vais réfléchir, demander, chercher. Comptez sur moi pour faire tout ce qui est possible.
— Merci, docteur. N’oubliez pas que le temps presse.
— Raison de plus pour éviter de vous empoisonner. Restez debout. Seuls les vivants peuvent changer les choses.
Le docteur ouvrit le sac.
— Je vous ai apporté de quoi vous occuper.
Il sortit le petit château de conte de fées en plastique aux couleurs pastel.
— Il est pour vous, Jean-Michel. Je vous l’offre, avec tous ses personnages, sauf le prince qui a été mangé par le chien.
— Mais docteur…
— Ne discutez pas. Je suis trop vieux pour jouer alors que vous, amoureux, capable de faire l’imbécile avec l’électricité dans votre chambre en vous gavant de bonbons, vous avez l’âge idéal.