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En Inde, Thomas avait l’habitude des villes bondées et embouteillées, mais la capitale française ne l’était pas de la même façon. Si peu de vélos pour tellement de voitures qui ne transportaient que leur seul conducteur… Et tous ces véhicules qui semblaient sortir directement de l’usine tant ils étaient propres ! Aucun chargement hasardeux qui dépassait de tous côtés en menaçant de s’effondrer, pas de gens entassés dans les habitacles, personne sur le toit des bus. À tous les carrefours, des feux tricolores. Chaque file attendait son tour dans un ballet très ordonné. Des trottoirs parfaitement délimités. Peu d’enfants et presque pas de personnes âgées, mais une multitude d’individus qui marchaient dans des tenues ternes, les yeux rivés à leurs téléphones portables. Ils avançaient, ignorant ce qui les entourait, ne remarquant même pas les immeubles majestueux qui barraient l’horizon et cachaient le soleil.

Parce qu’il se perdit, Thomas arriva au restaurant avec du retard. Il demanda au garçon si quelqu’un attendait. Le serveur lui désigna vaguement une table au fond. En traversant la salle, Thomas remarqua qu’ici, la cuisine ne sentait plus grand-chose mais que par contre, les gens embaumaient le parfum. Peut-être celui des publicités.

En le voyant approcher, un solide gaillard se leva et lui tendit la main en souriant.

— Monsieur Sellac ! Te voilà enfin. Franchement, j’ai bien cru que je ne te reverrais jamais.

Thomas n’avait plus l’habitude d’être appelé par son nom. Franck avait changé physiquement. Les deux hommes s’étaient rencontrés en Angola ; son ancien collègue s’occupait alors de la logistique des missions humanitaires.

En s’installant, les deux hommes s’observèrent un moment sans même chercher à se cacher. L’un et l’autre semblaient accepter cet examen comme une évaluation naturelle après toutes ces années. Le regard de Franck était toujours là, précis, direct, mais le reste s’était un peu épaissi. Les boutons de sa belle chemise étaient tendus au niveau de l’estomac. Il portait une grosse montre. Quelques cheveux blancs lui éclaircissaient déjà les tempes.

Le contraste entre les deux hommes était frappant. Face à lui, Thomas paraissait encore plus mince, et sa peau si claire en Inde était ici plus que bronzée et burinée. Thomas était sans doute le plus mal habillé de tout le restaurant — certainement de tout le quartier d’ailleurs — et le verre de sa vieille montre était fêlé et rayé.

— La dernière fois que l’on s’est vus, c’était quand ? réfléchit Franck. Il y a dix ans, sur ce séisme en Asie ?

— Presque douze. Félicitations pour ton poste. Belle réussite, bien méritée. Comment vont ta femme et tes enfants ? Ils doivent être grands à présent.

— Les enfants vont bien mais de mon couple, il ne reste qu’une pension alimentaire.

— Désolé.

— C’est la vie. Je ne sais pas comment tu as fait pour tenir aussi longtemps sur le terrain. Moi, après l’Afrique, je n’en pouvais plus.

Thomas se pencha vers Franck et, sur le ton de la confidence, demanda :

— Lorsque tu es revenu de mission, as-tu eu la sensation d’arriver dans un pays étranger, voire chez les dingues ?

— Complètement. Je les trouvais débiles avec leurs soldes, leurs émissions de télé et leurs petits problèmes. La veille, tu te bats pour avoir un peu d’eau et le lendemain, tu les vois se mettre en grève pour des Ticket-Restaurant… J’avais l’impression d’être un extraterrestre ! En décalage complet ! Alors au train où est allée notre jolie civilisation depuis mon retour, j’imagine le choc que ce doit être pour toi. Mais ne t’inquiète pas, ça passe. Maintenant, ma nouvelle compagne fait les soldes, je regarde les matchs à la télé et nous avons beaucoup de petits problèmes. Qu’est-ce qui t’a poussé à rentrer ?

Thomas hésita.

— Il y a longtemps, avant de partir, j’ai aimé une jeune femme. Elle s’appelait Céline. Nous nous entendions très bien, mais j’ai dû la quitter pour m’engager sur ma première mission.

— Envie de la revoir ?

— Pas au point de rentrer… Mais elle a eu une fille de moi. Je l’ai appris récemment. C’est pour cette enfant que j’ai voulu revenir.

— Sacrée surprise… Quel âge a la petite ?

— Plus si petite que ça : presque vingt ans.

— Comment a-t-elle réagi en apprenant que tu rappliquais ?

— Elle n’est pas au courant. Elle ne sait d’ailleurs sans doute même pas que j’existe. Je suis au mieux une absence, au pire un salaud qui les a abandonnées, elle et sa mère.

Le garçon arriva pour prendre la commande.

— Vous avez choisi ?

Franck répondit sans hésiter :

— Un tartare, avec beaucoup de câpres, s’il vous plaît.

Thomas n’avait même pas ouvert la carte.

— Mettez-en deux.

— Et la boisson ?

— Une bouteille de votre excellent cahors, demanda Franck.

— Ça marche !

Thomas se mit à rire.

— Ça doit faire huit ans que je n’ai mangé ni câpres, ni viande crue, encore moins en buvant un cahors…

Franck esquissa un sourire et aborda le vrai sujet de leur entrevue :

— À propos de ce que tu m’as demandé, je n’ai pas de très bonnes nouvelles. Je te promets que j’ai cherché, j’ai téléphoné à tout mon carnet d’adresses, mais les postes sont rares. Ils embauchent de moins en moins, surtout en milieu hospitalier. Pourquoi ne rejoindrais-tu pas l’équipe d’une ONG ? Ton expérience serait très utile pour préparer les opérations. Et il y a de la demande…

— Tu n’as rien dans ma région ?

— Rien d’acceptable. Et puis je ne te conseille pas d’aller t’enterrer là-bas. Même si tu es revenu pour ta fille, tu dois aussi penser à ton avenir. On ne travaille plus dans la santé comme avant ton départ. Dans ce secteur-là aussi, les gestionnaires ont pris le pas sur les idéalistes…

— Je vois. Les soldes, les matchs à la télé et les petits problèmes…

— Je ne plaisante pas, mon vieux.

— Qu’entends-tu précisément par « rien d’acceptable » ?

— Franchement, ça ne vaut même pas la peine d’en parler. Laisse-moi t’arranger un rendez-vous avec un copain au ministère, il connaît tout le monde.

— Le poste que tu me conseilles de fuir, il est au moins dans le coin où je cherche ?

— Il me semble, oui, mais vraiment…

— Alors je prends.

— Tu ne sais même pas de quoi il s’agit !

— Pour moi, la localisation est plus importante que le job.

— Je n’ai même pas apporté la fiche tellement c’est nul. Je crois que c’est une résidence pour séniors, un truc minuscule. Tu vas crever.

— Si la situation est bonne, c’est parfait pour moi.

En grognant, Franck dégaina son téléphone et se connecta à un serveur professionnel. En quelques secondes, il afficha le descriptif du poste qu’il présenta à Thomas.

— Regarde toi-même. Mais ne fais pas l’idiot, je peux te trouver dix fois mieux que ça…

« Directeur de résidence pour séniors, gestion mixte, personnel permanent hors cadre : 1. Six résidents. Grand appartement de fonction. Poste à pourvoir immédiatement. »

— Y a-t-il moyen de vérifier où c’est situé ?

— Clique sur l’onglet à droite.

En voyant le résultat, Thomas n’hésita pas une seconde.

— C’est idéal, Franck. Merci beaucoup. Tu ne peux pas savoir à quel point ça m’aide.

— Quand tu te seras rendu compte de ton erreur, fais-moi signe. Toutes ces années sur le terrain pour finir dans ce trou paumé… Qu’est-ce que tu vas foutre là-bas ?

— Voir si le destin veut encore de moi.

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