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Aussitôt dans le jardin, Thomas prit une longue inspiration. Sentir l’air frais sur son visage lui procura un authentique bien-être. La plus discrète des sensations possède le pouvoir de vous transporter par-delà les distances et le temps, là où vous l’avez ressentie de façon exceptionnelle, là où votre corps l’a associée à un souvenir assez puissant pour la graver dans votre mémoire. Thomas ferma les yeux. Ce simple souffle du vent sur sa joue le renvoya des années auparavant, lorsqu’il avait fait équipe avec les hommes du village pour rapporter du bois. C’était la première fois qu’il se trouvait intégré au groupe, comme l’un des leurs. Il était heureux — et secrètement fier — d’avoir tenu sa place et fait sa part de travail. C’est ce soir-là que Kishan était monté avec lui sur le promontoire rocheux. Debout face à la vallée, Thomas avait baissé les paupières et goûté l’instant. L’impression d’être à sa place. Le même souffle, sur la même joue.

Même s’il était seul aujourd’hui, il appréciait d’être dehors. Il n’avait pas l’habitude d’être enfermé. Sous toutes les latitudes, il avait vécu sans jamais perdre de vue la ligne d’horizon. L’espace et les perspectives dégagées lui manquaient. Dans le ciel, des nuages blancs aux formes rebondies filaient vers les collines boisées. Thomas s’aventura dans le verger.

Le mur d’enceinte de l’usine abandonnée était percé d’une brèche envahie par les ronces. Par l’ouverture éboulée, on apercevait les anciens locaux techniques couverts de gros tuyaux rouges et jaunes rouillés. Sur l’autre flanc du jardin, l’amoncellement de carcasses de voitures dépassait la palissade. L’épave posée en équilibre au sommet du tas semblait prête à basculer au moindre coup de vent. Seul vestige d’aménagement dans le jardin de la résidence, un parterre d’anémones dont quelques-unes étaient encore en fleur et apportaient une touche d’un bleu mauve profond.

En descendant vers la rivière, Thomas tomba sur les restes d’un bac à sable datant de l’époque où l’établissement était encore une crèche. Il se promena entre les alignements d’arbres fruitiers livrés à eux-mêmes. Bien que privés d’entretien, certains donnaient encore et les pommiers étaient chargés de fruits. Cela faisait bien longtemps que Thomas n’avait pas goûté une pomme, surtout cueillie sur l’arbre. Il s’approcha pour choisir, se réjouissant déjà d’aller la déguster au bord de l’eau, au pied du grand saule pleureur.

Il repéra un superbe fruit d’un joli vert avec des nuances rougeoyantes. Il se hissa sur la pointe des pieds, s’étira vers la branche moussue, mais au moment où il allait saisir la pomme, un coup de feu claqua derrière lui. Thomas sursauta et retomba en se repliant sur lui-même, tétanisé par la détonation. En restant à couvert, il inspecta les environs avec prudence et découvrit Francis qui, un peu plus loin, pointait un fusil en direction de la rivière. Thomas se redressa vivement et se dirigea vers lui à grands pas.

— Qu’est-ce qui vous prend de tirer comme ça ? Vous m’avez fait peur !

Francis abaissa son arme.

— Navré, doc. Je ne savais pas que vous traîniez dans les parages. D’habitude, personne ne vient jusqu’ici.

— Sur quoi tirez-vous ?

— Des boîtes de conserve vides. Pauline me les rapporte de chez elle. Vous avez déjà tué quelqu’un, docteur ?

— Mon métier consiste plutôt à sauver les gens…

— Moi, j’étais militaire. Mais je n’ai jamais tué personne. Je formais des tireurs.

— Je comprends votre nostalgie, mais faire du tir ici est dangereux, monsieur Lanzac. Une de vos balles pourrait blesser quelqu’un, ou pire.

— Aucun risque. Vérifiez par vous-même.

Le vieil homme lui désigna sa cible.

— Vous voyez, doc, derrière les boîtes, il y a le talus. Mes balles finissent toujours dedans, ou dans le ciel. De toute façon, ne vous en faites pas, j’ai entamé ma dernière boîte de cartouches. Je serai très bientôt à court de munitions.

— C’est à cause de votre passé militaire que vos amis vous appellent Colonel ?

— Exact, mais c’est un surnom. Je n’étais que capitaine. Vous voulez essayer de tirer ?

— Non merci, économisez vos cartouches. De plus, je déteste les armes.

— Pacifiste ?

— J’ai longtemps vécu près d’une zone de frictions politiques, avec le bruit des tirs qui résonnait jour et nuit. Ce sont de mauvais souvenirs.

— Vous étiez où ?

— À la frontière entre l’Inde et le Pakistan, le long de la Neelum, une large rivière qui traverse le Cachemire. Les deux puissances revendiquent la région et ça chauffe. Il y a quelques années, la tension est encore montée quand ils ont installé une barrière grillagée. Des familles se sont retrouvées séparées de part et d’autre — des drames humains, avec en prime des soldats qui tirent sur ceux qui tentent de passer d’une rive à l’autre. J’ai pris une balle dans la cuisse parce que je faisais signe à un gamin sur le bord d’en face. J’ai eu de la chance. Je me demande encore si le tireur a voulu me tuer et a raté son coup, ou s’il a cherché à me faire peur et m’a touché par accident. Vous êtes bon tireur, monsieur Lanzac, vous m’auriez sans doute abattu.

— Je vais vous confier un secret, doc. Je n’en ai jamais parlé à personne. Avec moi, vous n’auriez pas eu une chance. Quand j’ai pris ma retraite, j’étais un véritable tireur d’élite. Même bourré, je vous castrais un têtard à cent mètres. Un cador des stands de tir. À l’époque, je me suis dit que tant que je mettrais dans le mille à cinquante mètres, la vie vaudrait la peine d’être vécue. Par contre, je me suis juré qu’à partir du moment où je raterais ma cible, je me tirerais la prochaine cartouche dans la tête parce que cela signifierait que j’étais fini.

Francis se retourna et montra une souche à l’entrée du verger.

— La ligne des cinquante mètres est là-bas. Maintenant, je tire à vingt mètres, parfois beaucoup moins. J’accuse le vent qui dévie mon tir, je me raconte même qu’un mulot déplace cette satanée boîte, et je ne mets presque plus jamais dans le mille. Et vous savez quoi, doc ? Je ne me suis pas tiré de balle dans la tête. Je n’ai pas le courage. J’essaie de prendre soin de mes yeux, je m’approche de plus en plus près pour essayer de toucher ma cible, mais même avec ces compromis de lâche, je n’y arrive plus très souvent. Chaque matin, je me demande pourquoi je m’accroche à la vie. Vous avez la réponse ?

Les deux hommes échangèrent un vrai regard.

— Hélène dit que l’on reste tant que l’on a quelque chose à faire, fit Thomas. Vous êtes forcément là pour une bonne raison. Et pour votre gouverne, même avec une pince à épiler et une loupe, il est impossible de castrer un têtard. Venez, Colonel, je vous invite à manger une pomme au bord de la rivière.

— À vos ordres. Dites-moi doc, vous avez déjà pêché à la grenade ?

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