S’étant rendu compte que l’homme au téléphone n’était pas Romain, le docteur récita l’excuse habituelle :
— Je suis navré, monsieur, le logement n’est plus disponible. Bonne chance dans vos recherches.
La réponse de l’inconnu fut couverte par les aboiements d’Attila qui résonnaient dans le foyer. Le chien n’était pas le seul responsable du vacarme. Les voix de Francis et Jean-Michel, qui jouaient avec lui, contribuaient grandement à l’ambiance chaotique de ce début de matinée. Bien que possédant indiscutablement la voix la plus puissante, Michael était pourtant le plus discret.
Thomas ne voulait surtout pas rater l’arrivée de Pauline. Il tenait à lui expliquer en personne la présence de M. Tibene et de son grand chien. Lorsqu’il entendit la voiture de l’infirmière se garer devant le bâtiment, il se leva pour aller à sa rencontre. À peine eut-il franchi le seuil de son bureau que Mme Trémélio l’apostropha :
— Docteur, je dois vous parler, c’est urgent.
— Bonjour Hélène. Vous me semblez en pleine forme. Laissez-moi accueillir Pauline et je suis à vous.
Hélène le saisit par le bras et fit d’une voix pressante :
— Vous devez faire partir ce chien. Tout de suite. C’est un démon !
Thomas fut surpris par son geste et son ton vindicatif. Cela ne ressemblait pas à l’adorable vieille dame.
— Croyez-moi, je suis le premier à me méfier des chiens, mais…
— Ce clébard apporte le malheur, il causera notre perte.
— Bien qu’il me fasse peur à moi aussi, je n’irais pas jusque-là…
Thomas aperçut soudain Pauline qui, au milieu des aboiements et du chahut, traversait le hall d’entrée au pas de charge en direction de la salle commune.
Hélène adressa un regard suppliant au docteur.
— Je vous en prie, Thomas, chassez-le avant qu’il n’arrive un drame…
— On en reparle plus tard, Hélène. Tranquillisez-vous, cet Attila-là ne massacrera personne.
Le directeur se libéra pour aller retrouver Mlle Choplin. Il faillit la percuter à l’angle du couloir lorsque, d’un pas plus que décidé, elle déboula en sens inverse.
— Bonjour Pauline, comment allez-vous ?
— Quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi un grand Black vêtu d’une combinaison d’astronaute est en train de courir autour des tables du salon avec MM. Lanzac et Ferreira, poursuivis par un chien surexcité ?
— Les astronautes sont le plus souvent habillés en blanc, avec un scaphandre plein de gros tuyaux. Vous n’en avez jamais vu dans les films ?
— Docteur, je ne suis pas d’humeur.
Tout à coup, comme si elle avait été frappée par une révélation, l’infirmière ouvrit de grands yeux. Sur le ton de la confidence et en lui faisant un clin d’œil, elle glissa à Thomas :
— Alors, ça y est ! Il a fini par répondre à l’annonce… Parfait. Il a une drôle de façon de s’habiller, mais c’est un beau garçon. Je le voyais plus jeune. Vous ne m’aviez pas dit qu’il avait un chien !
— De quoi parlez-vous ?
— Le grand Black, c’est bien Romain, le petit ami de votre fille ? Celui qui va habiter à l’étage, c’est ça ?
— Non Pauline. M. Tibene est le ténor qui chante la nuit. Je l’ai trouvé hier soir au dernier sous-sol de l’usine abandonnée.
— Mais que diable faisiez-vous là-bas ?
— Eh bien je le cherchais ! Soyez un peu logique.
— Vous cherchiez un chanteur, la nuit, dans l’usine désaffectée.
— Exactement.
Pauline plissa les paupières et dévisagea Thomas avec suspicion.
— Docteur, on commence à bien se connaître, n’est-ce pas ? Si vous preniez des stupéfiants, vous me le diriez ?
— Mais qu’est-ce qui…
— Parce que la drogue, docteur, c’est de la saloperie. Je ne vous laisserai pas faire. Si vous continuez à vous détruire avec ce poison, je vous inscris moi-même en cure de désintoxication. Qu’est-ce que vous avez pris ? Ne me racontez pas d’histoire, ou je vous jure que je vous fais faire pipi de force dans un bocal et que je commande la batterie complète d’analyses.
— Pauline, enfin…
Chantal ouvrit la porte de sa chambre et s’avança sur le seuil.
— Mon appareil auditif est foutu. Directement dans mon oreille, je capte une radio à la con qui ne passe que des aboiements de chien. Qui peut écouter ça ? Il n’y a même pas de pub…
En apercevant Francis qui, dans le hall, jouait à la corrida avec l’animal déchaîné et un torchon, Chantal poussa un petit cri ridicule. Affolée, elle se sauva dans sa chambre à sa vitesse de tortue.
Devant la situation qui dérapait de partout, l’infirmière paraissait perdue. Thomas la prit par les épaules.
— Pauline, faites-moi confiance. Je vais vous expliquer. Tout est cohérent. Ce monsieur n’est pas Romain, mais nous devons l’aider.
— Vous êtes un sacré loulou, monsieur Sellac…
Le docteur abandonna l’infirmière pour tenter de ramener un peu de calme, mais lorsqu’il arriva à l’entrée de la salle commune, outre M. Lanzac qui excitait toujours l’animal avec son torchon, le docteur découvrit Jean-Michel à quatre pattes, la langue pendante. Thomas siffla un coup sec entre ses doigts.
— S’il vous plaît, on arrête le cirque !
Les trois humains s’immobilisèrent net, mais le chien continua à courir partout. Un dernier tour de piste pour saluer la foule, sans doute. Quelqu’un tira le directeur par la manche.
— Bonjour Françoise. Il ne manquait plus que vous.
— Le chant, vous l’avez entendu cette nuit ? Cette fois, je suis convaincue qu’il s’agissait d’un signe de l’au-delà. C’était sublime. Si seulement cette merveille n’avait pas été interrompue par des cris de cochon…
— Il ne s’agissait pas de cris de cochon, répliqua le docteur, un peu vexé. Oui, j’ai entendu les chants. Je suis d’ailleurs heureux de vous présenter le chanteur…
Thomas désigna Michael au moment même où Attila, toujours en roue libre, bondissait juste devant eux.
— Mon Dieu, fit Françoise, bouche bée. C’est bien un messager du ciel. Seul un chien envoyé par le Tout-Puissant peut chanter aussi divinement !