— Vilaine soirée. Pas vrai, doc ?
Resté planté au beau milieu de la rue, désemparé, Thomas fit volte-face et découvrit Francis, assis sur les marches de l’entrée de la résidence.
— En plus, je parie que vous n’avez pas pris vos clés, ajouta le Colonel. Si je n’étais pas là, vous seriez enfermé dehors tout seul. Un genre de réussite totale…
— Vous avez tout entendu ?
— Je vous rappelle que c’était mon tour de garde, écouter fait partie du job. Ça va, vous encaissez ?
— Pas le choix. Comment va le chien ?
— Il dort. C’est drôle, son rythme respiratoire s’est calé sur celui du chat et de Michael. Les trois sont synchrones. Il y aurait certainement quelque chose à creuser à ce sujet.
Thomas vint s’asseoir à côté de M. Lanzac et se passa la main dans les cheveux en soupirant.
— Si j’étais un de vos bleus, quel conseil me donneriez-vous ?
— Ça m’embête d’avoir à vous répondre cela, mais je n’en ai aucune idée.
— C’est si grave ?
— C’est vous le docteur.
— Vous vous rendez compte ? Il est peut-être en route pour tout raconter à Emma…
— Je ne crois pas qu’il le fera. Mais dans votre état, il vaut encore mieux que vous le redoutiez.
— Pourquoi me souhaiter un sort aussi cruel ?
— Parce que tant que vous vous inquiéterez de ce qu’il va faire vis-à-vis de votre fille, vous survivrez. C’est toujours ça de pris. Avoir peur pour soi vous détruit, alors qu’avoir peur pour ceux que vous aimez vous donne tous les courages.
— C’est terrible. Voir les gens vivre et se dire que l’on n’a rien à faire avec eux. Constater que malgré tout l’amour que l’on peut leur donner, on ne sert pas à grand-chose…
— Je suppose que tous les parents ressentent cela un jour ou l’autre.
— C’est ce que j’ai ressenti en pensant à Emma ce soir.
— C’est ce que je ressens maintenant vis-à-vis de vous. Vous savez, doc, depuis que vous êtes arrivé, je vous vois vous demander ce qu’être « papa » signifie. En vous regardant faire, j’ai peut-être trouvé une réponse. Je crois qu’être père, c’est tout donner sans compter, tout dire sans mentir, et accepter que ceux à qui vous l’offrez en fassent autre chose que ce que vous espériez.
— Vous faites un excellent paternel, même sans cartouche.
— Vous savez quoi, doc ? On ne devrait jamais parler de la fin aux jeunes, on devrait les laisser découvrir la vie sans rien leur dire. Offrons-leur la chance de se faire surprendre par l’amour, par la violence du monde, par ce qu’offre ou ce que coûte chaque âge, et même par la mort. Envisager l’existence comme une odyssée plutôt que comme une feuille de route dont on coche les passages obligés. On les encombre, on leur enseigne nos peurs, on ne leur montre que nos échecs, on ne leur donne que des leçons. Et nous sommes incapables de leur faire ressentir nos joies et nos espoirs, qui pourtant justifient tout.
— Si on ne leur dit rien, ils repartiront toujours de zéro. On ne progressera jamais.
— Si, vous verrez. Ils feront mieux. Chaque fois qu’un individu plus doué que nous entrera dans l’arène, il ira plus loin et se battra jusqu’à s’affranchir de ses chaînes. Trouver plus futé que nous ne doit pas être difficile, pas vrai ?
Le Colonel huma l’air hivernal.
— On l’aura sentie passer, cette journée. Pourtant personne n’aura de médaille ou de week-end de permission pour autant.
— Merci, Francis.
— De rien, fiston. Dis-moi, tu ne comptes pas vraiment disparaître ?
— S’il le faut, j’y suis prêt.
— Tout le monde serait triste de ton départ, mais il y en a une que ça tuerait…
Les deux hommes se regardèrent.
— Depuis que tu es là, Pauline n’est plus la même. Avant, elle faisait son travail ; maintenant, elle vit. C’est de ta faute. Où que tu ailles, ne sois pas con, emmène-la.
— Mais…
— Je t’en prie, ne me sers pas le couplet du « il est trop tard » ou du « je ne vaux rien ». Il n’y a pas d’âge pour rencontrer les autres, que ce soit à travers ce que l’on a raté ou réussi.
Thomas baissa les yeux.
— Vous croyez que Pauline accepterait…
— Des années d’études pour être aussi con, c’est pas possible ! Tu as un vrai ticket avec elle, même les chats ont dû s’en rendre compte.
Le Colonel respira à nouveau l’air, mais cette fois en faisant la grimace.
— Qu’est-ce qui pue comme ça, un rat crevé ?
— Ça doit être moi… Avec Romain qui m’attendait comme au coin du bois, je n’ai pas eu le temps de prendre de douche…
— Alors je te conseille d’aller à la rivière et de te laver, parce que j’ai moi aussi oublié les clés en sortant. On est enfermés dehors comme des blaireaux. Quelle guigne ! Si je chope la grippe, je ne sais même pas à qui je vais pouvoir la refiler.