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Thomas offrit son visage au ciel en fermant les yeux. Les gouttes ruisselaient sur sa peau. Il sentait l’eau s’immiscer jusque dans son cou. La première pluie depuis son retour. Pourtant, cette sensation ne l’emporta nulle part, car l’averse qui tombait ici n’avait rien de commun avec celles du Cachemire. Elle était plus douce, moins chaude, et ne durerait pas, contrairement à la mousson qui s’achevait en ce moment même en Inde.

Il rouvrit les paupières. Autour de lui, dans la rue, les passants se protégeaient et faisaient grise mine. Ici, la pluie n’était plus synonyme de vie depuis longtemps.

Une fois à l’abri du marronnier, l’ondée n’atteignit plus Thomas. Il était malgré tout trempé parce qu’il venait de passer deux heures à parcourir le centre-ville pour placer son annonce dans tous les lieux fréquentés par Emma et Romain. Thomas avait consacré beaucoup de temps à concevoir, imprimer et découper les dizaines d’exemplaires qu’il avait disséminés sur les chemins que le jeune couple avait l’habitude d’emprunter. Il en avait collé absolument partout, dans les restaurants, sur les abribus, et même sur les poteaux autour du cinéma.

« Appartement à louer, idéal personne seule, 32 mètres carrés, excentré mais loyer très attractif. » Suivait le numéro de téléphone de la résidence.

Il n’avait plus qu’à attendre. Si tout se déroulait comme il l’espérait, Romain ou Emma allait remarquer l’annonce, l’appeler, et le tour serait joué. Il était même possible qu’ils la découvrent aujourd’hui même. Peut-être aurait-il un coup de fil demain ?

À son poste habituel devant l’école, Thomas vérifia l’heure. Emma n’allait pas tarder. Enjoué, il salua le petit animal gravé dans l’écorce. Il eut soudain la surprise de voir arriver Romain, qui patienta lui aussi, mais au pied de la porte cochère. Il ne venait que très rarement chercher Emma à la sortie de ses cours. Cela signifiait qu’ils allaient passer du temps ensemble, et certainement se rendre dans un de leurs endroits fétiches, le café des Trois Tonneaux, le petit resto italien ou même, bien que l’on ne soit pas vendredi, le cinéma. Autant d’endroits où l’annonce figurait en très bonne place.

Dans la présence inattendue du jeune homme, Françoise aurait certainement lu un signe de bon augure pour le plan de Thomas. Le docteur avait lui-même envie d’y voir un motif d’espoir.

Emma sortit du bâtiment et, découvrant Romain, bondit de joie et se précipita vers lui. Elle se jeta à son cou. Puisqu’elle ne l’avait pas vu depuis plusieurs jours, elle l’enlaça avec une affection enthousiaste qui ne manqua pas de provoquer des commentaires ironiques et même quelques sifflets chez ses amies. Après avoir embrassé la demoiselle comme il savait si bien le faire — le docteur détourna les yeux —, Romain fit une bise beaucoup plus chaste à Noémie, Sandra et deux autres filles. Sans s’attarder, il entraîna Emma en l’attrapant par la main. La jeune femme se laissa faire de bonne grâce.

Thomas les suivit. Il se frotta les mains lorsqu’il les vit entrer au café des Trois Tonneaux. Sa machiavélique machination se déroulait à merveille. Si l’un des deux se rendait aux toilettes, il tomberait forcément sur l’annonce, énorme et encadrée d’un filet noir très visible. S’il leur prenait l’envie d’aller régler au comptoir, ils ne pourraient pas manquer la même annonce affichée sur le tableau prévu à cet effet juste derrière la caisse.

Thomas s’installa au fond de la salle, près d’un radiateur tiède sur lequel il posa les mains, et les observa. Le brouhaha l’empêchait de les entendre, mais il lui sembla qu’Emma racontait son aventure à la brocante. Elle riait en faisant de grands gestes. Elle mima ce qui ressemblait à un type avec un air pincé et une canne qui empilait des objets dans ses bras. Thomas crut reconnaître M. Ferreira à l’époque où il n’était pas encore survolté. À la fin de sa description, rayonnante, Emma sortit une enveloppe-cadeau de son sac et l’offrit à Romain. Le jeune homme ouvrit de grands yeux, embrassa la jeune femme et décacheta le pli. Oubliant un instant son obligation de discrétion, le docteur se leva de sa place pour apercevoir le contenu. Des billets. Quelle étrange situation… Emma était en train de remettre l’argent du père qu’elle ne connaissait pas au petit ami que ce dernier espérait héberger. Un imbroglio à se coller mal au crâne. Cela impliquait de surcroît que le jeune homme avait toutes les chances de régler son loyer au docteur avec l’argent de celui-ci. Peut-être un schéma aurait-il été nécessaire pour bien comprendre l’ironie de la situation car finalement, en rachetant les jouets de sa fille et en logeant son mec, le toubib allait sans doute revoir son pognon… Cette opération constituait assurément un cas d’école à dégoûter un agrégé d’économie ou à inspirer un mafieux en mal de blanchiment d’argent. Thomas s’amusa de la situation. Il était euphorique, tellement heureux que tout se déroule comme il l’espérait que, pour une fois, il ne fit aucune comparaison entre le prix des souvenirs d’Emma et le revenu moyen d’un ouvrier indien.

Romain attira Emma au creux de son épaule. Elle s’y nicha tel un petit animal, enfouissant son museau contre le cou du spécimen mâle. Même s’ils avaient été de parfaits inconnus, Thomas les aurait trouvés attendrissants. Le jeune homme murmura quelques mots à l’oreille de sa belle. Que pouvait-il lui souffler ? Lui annonçait-il qu’il avait repéré l’annonce d’un fantastique petit logement excentré mais au loyer très attractif ? Lui promettait-il d’emménager avec elle très bientôt ?

Thomas n’en eut aucune idée, mais il imagina beaucoup de choses. Les garçons font aussi cela parfois, mais moins souvent que les filles. Et puis le serveur leur déposa la note. Romain paya, et aucun d’eux ne passa ni aux toilettes ni au comptoir. Misère.

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