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Assis auprès de Pauline dans le couloir du bâtiment administratif de l’école, Thomas étudiait le décor. Sur les murs, une alternance d’affiches très colorées pour des fêtes et manifestations culturelles, de messages préventifs sinistres et de dessins d’enfants représentant des personnages, des familles, parfois des animaux. Réduits à quelques traits dans des environnements minimalistes, les tableaux des petits ressemblaient étonnamment à ceux produits par les plus jeunes du village perdu dans la montagne. Surprenante similitude des centres d’intérêt et de la façon de les restituer malgré des univers de vie si différents.

Pauline vérifia nerveusement sa montre. Le « couple » patientait déjà depuis près d’une demi-heure devant le bureau de la directrice. Thomas lui glissa :

— Qu’est-ce qui vous inquiète le plus ? Le fait qu’elle puisse ne pas reprendre Théo, ou l’idée que je ne sois pas bon dans le rôle du père ?

— J’ai peur pour Théo.

— Quelle est la phrase que vous ne voulez pas entendre ?

— C’est un jeu ?

— Une méthode. Je pense que vous redoutez qu’elle vous dise : « Vous n’êtes pas capable d’élever votre fils. C’est de votre faute s’il se comporte comme un sauvage. Nous ne voulons pas d’enfants comme lui ici. »

Stupéfaite, Pauline dévisagea le docteur.

— Qu’est-ce qui vous prend de me jeter ça à la figure ? Vous vous rendez compte à quel point c’est cruel de me dire une chose pareille ?

Thomas décela chez Pauline l’infime changement d’attitude qui annonçait la colère.

— Très bien. Transformez donc votre peur de la directrice en rage contre moi.

— C’est ça votre méthode ? Est-ce que j’ai le droit de vous frapper ? À la tête, avec le portemanteau, là ? Disons que ça ferait partie de la thérapie.

— Pas le droit aux accessoires.

— Théo n’est pas un sauvage.

— C’est pourtant ce qu’ont dit les petits CP qu’il a jetés hors du terrain de foot.

— Comment savez-vous cela ?

— Je suis son père, ne l’oubliez pas. Je parle avec mon fils.

— J’y crois pas ! Cet homme est fou. Pourquoi me balancez-vous des horreurs pareilles juste avant le rendez-vous ?

— Pour crever l’abcès de vos angoisses. Avant, vous n’auriez pas écouté, et si par hasard vous l’aviez fait, vous m’auriez effectivement tapé. Ici, je suis en sécurité.

— Comment pouvez-vous prétendre que je ne sais pas élever mon garçon ?

— C’est vous qui en doutez. Pas moi. Admettez-le.

Pauline s’obligea à respirer lentement pour retrouver son calme.

— Vous croyez que la directrice peut me sortir des arguments de ce genre ?

— Dans vos pires cauchemars de maman inquiète, certainement. Dans la réalité, non.

La porte du bureau s’ouvrit. Une silhouette se dessina à contre-jour.

— Vous êtes les parents de Théo ?

« Oui, madame » répondirent en chœur l’infirmière et le docteur en se levant dans un même élan.

— Pardonnez mon retard. Nous avons de plus en plus de problèmes de discipline et je viens de passer une heure au téléphone avec une maman convaincue que c’est à nous d’élever sa fille. Elle va devoir se trouver un autre centre de dressage pour sa petite princesse hystérique. Entrez.

La dame d’âge mûr avait une apparence très soignée. Tout dans son antre était impeccablement aligné. Dans cette pièce, pas de dessins d’enfants, mais des plannings, des notes, des tableaux et des étagères garnies de dossiers suspendus. Pauline blêmit à l’idée que son petit finisse pendu en place publique comme son dossier.

— Veuillez vous asseoir. J’ai souhaité vous rencontrer pour évoquer le cas de votre fils, dont le comportement nous cause quelques soucis. Nous cherchons à comprendre. Son environnement a-t-il évolué ? Avez-vous déménagé ? Pardon de poser la question, mais existe-t-il des tensions au sein de votre couple ?

Pauline posa la main sur le genou de son « mari » en répondant d’une voix légère :

— Dieu merci, de ce côté-là, tout va bien. Nous sommes une famille unie et équilibrée.

— Vous êtes infirmière. Mais dans le dossier, la profession du père n’est pas renseignée…

— Médecin, je suis médecin.

— Excellent. Le petit est-il souvent livré à lui-même ?

— Une amie vient le chercher après la garderie, répondit Pauline, et je le retrouve ensuite. Il est encadré en permanence.

— Joue-t-il à des jeux vidéo violents ?

— Il joue un peu, mais rien d’excessif ni dans le contenu, ni dans la durée.

— Qui de vous deux suit ses devoirs ?

— Le plus souvent c’est moi, mais Thomas s’en occupe aussi. Ils partagent beaucoup d’activités créatives. Par exemple, ils dessinent ensemble…

— Avez-vous remarqué une quelconque évolution chez votre fils ?

Le docteur prit la parole :

— Il est clair qu’il grandit et cherche à s’affirmer. Il est en recherche d’autonomie et de responsabilité. Il n’aime pas que l’on vérifie ses devoirs. Monsieur grogne aussi quand ses vêtements ne lui plaisent pas. Même à table, il veut se servir tout seul. On le laisse faire autant que possible mais vous les connaissez, à cet âge-là, ils voudraient déjà avoir le permis !

— Ce n’est pas faux. Lui avez-vous parlé des différents incidents avec sa maîtresse et ses camarades ?

— Pauline et moi abordons les problèmes sans tabou. Le respect des autres, qu’ils soient plus âgés ou plus jeunes, est un point fondamental de l’éducation que nous souhaitons lui apporter. Nous lui avons clairement dit ce que nous pensions et ce que nous attendions de lui.

— A-t-il eu une réaction ?

— Je crois qu’il a compris. J’ai observé son comportement, que ce soit avec sa mère, des personnes âgées ou même avec les animaux. C’est un bon gamin. Il traverse sans doute une phase de mise au point avec lui-même comme nous en connaissons tous un jour.

La directrice lâcha un sourire. Pauline n’en revenait pas. Le docteur avait réussi à se la mettre dans la poche.

— Je suis agréablement surprise du regard que vous portez sur votre fils. On devine le recul du praticien. Si tous les parents pouvaient avoir votre vigilance…

— Chacun fait ce qu’il peut. Tout est une question de point de vue.

Le naturel avec lequel Thomas se glissait dans le rôle du père impressionnait Pauline. Mais en définitive, il ne jouait pas. Il agissait avec son fils comme avec les résidents : il observait avec bienveillance. Il passait son temps à étudier les gens pour tenter de les comprendre. Elle eut un instant de panique en prenant conscience qu’il la scrutait sans doute avec la même acuité.

— Tu es d’accord, chérie ?

— Pardon ?

Le docteur avait posé sa main sur celle de Pauline et lui souriait. Si seulement cela s’était produit ailleurs que dans le bureau de la directrice…

— Bien sûr. Je suis d’accord.

L’infirmière n’avait aucune idée de ce qu’elle venait d’approuver. S’agissait-il de repeindre l’enfant en violet ou de lui administrer deux cents coups de fouet ?

— Me voilà donc rassurée, dit la directrice en se levant. La période difficile de notre petit Théo ne sera donc rapidement qu’un lointain souvenir.

— Vous pouvez compter sur nous, conclut Thomas en lui serrant la main.


En quittant l’école, Pauline était un peu ailleurs. Elle ne parvenait pas à effacer la sensation éprouvée lorsque le docteur lui avait touché la main. De plus, pour la première fois, elle-même l’avait appelé par son prénom…

De son côté, le docteur n’était pas non plus dans son état normal. Il se demandait ce qu’il faisait là, à s’occuper d’un fils présenté comme le sien mais dont il n’était pas le papa, alors que sa propre fille ne soupçonnait même pas sa présence. S’il espérait toujours comprendre ce que signifiait la paternité, Thomas sut qu’il ne le découvrirait pas aujourd’hui.

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