Pauline quitta la route pour s’engager sur une allée forestière, tout près de l’enclos aux chevaux. Elle arrêta le minibus à l’ombre.
— Voici un endroit idéal pour pique-niquer, annonça-t-elle en serrant le frein à main.
Thomas sauta du véhicule pour aider les résidents à descendre. Leurs sourires faisaient plaisir à voir. Tous étaient fatigués mais heureux de leur escapade. Beaucoup avaient davantage marché durant cette matinée que pendant les derniers mois.
En allant récupérer les glacières contenant le repas, Thomas contempla son butin qui remplissait une grande partie du coffre. Seul le petit château manquait à l’appel parce que Jean-Michel refusait de le lâcher.
Pendant que Pauline installait les chaises pliantes, les retraités s’égaillèrent pour explorer les environs. Thomas la rejoignit avec les deux glacières.
— Vous auriez dû les voir claquer vos sous comme si c’était des billets de Monopoly, commenta l’infirmière. De vrais ados… Et on raconte que ce sont les jeunes qui ne connaissent pas la valeur de l’argent.
— Peu importe. Je suis content du résultat.
— Alors, docteur, toujours convaincu que c’était un plan foireux ?
— Pardon d’avoir douté, vous avez sans doute raison, je surréagis. Je ne sais pas comment vous remercier, vraiment.
Elle s’approcha de lui.
— Alors vous allez peut-être enfin vous détendre et m’ouvrir ce premier bouton de polo. Quand c’est fermé jusqu’en haut, ça fait puceau coincé.
Joignant le geste à la parole, l’infirmière dégrafa le col de son directeur, qui resta tétanisé.
— Je ne suis pas puceau.
— Je sais. J’ai même vu le charmant résultat de vos exploits de don Juan, ce matin à la brocante. Comme quoi il faut se méfier des apparences. Mais le bouton du haut, ça fait quand même coincé…
Satisfaite de son petit effet, Pauline retourna déballer les plateaux-repas.
— Même au soleil et en pleine nature, cette nourriture n’a pas meilleure mine. Vous avez réfléchi à mon idée de potager ?
— Je vous laisse faire. Vous avez ma bénédiction. De toute façon, si je vous dis que c’est un plan douteux, j’entends déjà vos commentaires…
Pauline rappela les pensionnaires, qui revinrent chacun à leur allure. Lorsque tout le monde fut enfin réuni et installé, Thomas leva son verre et porta un toast :
— Je tiens vraiment à vous remercier de votre aide. Merci à Pauline et merci à vous tous d’avoir joué le jeu ce matin.
— J’ai un peu de monnaie à vous rendre…, intervint Chantal. Mais pas beaucoup.
Françoise commenta :
— Il y en aurait sans doute davantage si M. Ferreira et vous ne vous étiez pas lancés dans cette stupide surenchère alors que nous n’étions même pas concurrents.
— Je voulais absolument ce château, répliqua Jean-Michel. Docteur, je suis d’ailleurs prêt à vous le rembourser pour le garder.
— J’ai bien peur que ce ne soit pas possible, répondit Thomas.
— Et si je double le prix ?
— Je suis désolé, mais il n’est pas à vendre.
La mine de l’homme à la canne s’assombrit. Sans finir sa barquette de carottes râpées, il se leva et s’éloigna vers la route, en abandonnant le petit palais de plastique.
Pour tous les autres, la suite du repas fut festive, certainement pas à cause des plats servis mais de l’ambiance et du cadre. Manger ailleurs, dehors, par ce beau dimanche, faisait le plus grand bien à tout le monde. Chacun commenta ses achats de la matinée. Françoise se réjouissait d’avoir retrouvé dans le lot de livres qu’elle avait acquis quelques spécimens qu’elle-même avait autrefois utilisés en tant qu’enseignante. Hélène raconta son coup de foudre pour un chat blanc en peluche. Elle l’évoquait comme si l’animal était vivant, décrivant même son regard avec une belle imagination. Quant à Chantal, elle s’amusait encore de la tête des deux jeunes filles face à leur frénésie d’achat.
Alors que les plus affamés entamaient leur coupelle de dessert, Chantal et Hélène décidèrent de s’installer dans le minibus pour une petite sieste. Françoise se leva pour aller faire quelques pas le long de la route, peut-être jusqu’à l’enclos des chevaux devant lequel on apercevait Jean-Michel.
Alors que Pauline s’affairait à ranger, Francis vint s’asseoir sur la chaise libre près de Thomas.
— Drôle de journée, n’est-ce pas, doc ?
— Je n’en reviens pas moi-même…
— Tout à fait entre nous, ce n’était pas vraiment une blague, ce matin ? Arrêtez-moi si je me trompe. Vous êtes tout sauf un crétin, et seul un crétin gaspille une somme pareille pour racheter des vieux jouets. À moins que vous n’adoriez jouer à la poupée… Je n’ai pas voulu en faire la remarque devant les autres, mais puisque nous sommes tous les deux, je serais honoré que vous me donniez la vraie raison de cette joyeuse virée.
Thomas fixa la cime des arbres pour y trouver un peu de quiétude. Ou bien pour chercher une échappatoire à cette embarrassante question…
— C’est une longue histoire, monsieur Lanzac.
— Si vous mettez plus de deux ans à me la raconter, je risque d’être claqué avant la fin ! Mais j’ai bien vu la tête que vous faisiez chaque fois que l’on vous rapportait nos prises. Vous n’aviez pas l’air de quelqu’un qui joue un tour. Vous étiez bouleversé. Vous connaissez cette jeune fille, n’est-ce pas ?
— Je tiens à préciser que ce n’est pas ma petite amie.
— Aucun doute là-dessus, vous aviez le regard protecteur, pas celui d’un prétendant.
Un cri d’horreur déchira l’air, les interrompant. Au loin, près de l’enclos, Françoise venait de hurler. Les bras tendus vers le ciel, elle proférait des paroles incompréhensibles. Jean-Michel n’était plus là. Pauline et le docteur se mirent à courir en même temps.