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— Vous êtes certaine de pouvoir m’emmener ? Je ne veux prendre la place de personne. Je sais à quel point tout le monde aime aller avec vous au supermarché.

— Ne vous tracassez pas, docteur. Francis viendra avec moi la semaine prochaine. Et puis je n’ai jamais vu l’homme rustre faire ses courses. Qu’allez-vous chercher ? Une massue neuve ? Un pagne en peau de bête ?

— Payez-vous ma tête, parce que ça doit faire dix ans que je n’ai pas mis les pieds dans une grande surface.

— Génial, je vois d’ici le tableau ! « Le petit Thomas attend son infirmière à la caisse centrale ! » Ça ne vous embête pas si je fais le plein en arrivant ?

À la pompe, Pauline refusa que le docteur remplisse le réservoir pour elle. Il resta donc assis à la place du passager, à l’observer du coin de l’œil par la vitre et le rétroviseur. Avec du vent dans les cheveux et un soleil automnal éclairant ses yeux, Mlle Choplin avait beaucoup d’allure. Le docteur songea que plus d’une fois, en mission, son énergie et sa bonne humeur lui auraient été utiles. Utiles et agréables.

Le compteur digital de la pompe augmentait rapidement mais sur la fin, Thomas remarqua que Pauline ajustait le remplissage par de petites pressions de plus en plus précises. Méticuleusement, l’infirmière amena la somme à payer à un chiffre rond. Ayant réussi, elle raccrocha le pistolet, satisfaite.

— Vous avez fait exprès d’arriver à un total qui tombe juste ?

— Vous êtes comme mes petits vieux, vous remarquez tout…

— Ce ne sont pas vos petits vieux, mais les nôtres. Et oui, j’ai effectivement repéré votre façon de faire. C’est pour simplifier vos comptes ? Ou juste par superstition ?

— En fait, je ne sais pas trop. Mais ça me fait du bien. Ça me rassure. J’ai l’impression de maîtriser au moins un truc dans ma vie. Vous venez d’assister à mon trente-quatrième plein qui tombe pile ! Applaudissements s’il vous plaît. Vous n’avez aucune manie dans ce genre ?

— Pas que je sache. Que se passera-t-il le jour où vous n’arriverez pas à obtenir un total parfait ?

Pauline jeta un regard noir au médecin.

— Priez pour que je réussisse la prochaine fois parce que sinon, je vous tiendrai pour responsable de ma poisse, et il serait alors judicieux que l’homme rustre ait inventé le bouclier…


En traversant la galerie commerciale, Thomas nota que Pauline conduisait son chariot de façon encore plus sportive que sa voiture. C’était un miracle que des œufs puissent arriver intacts à la résidence. En passant devant les magasins, le docteur éprouva la même sensation que dans la zone de duty free de l’aéroport de Delhi. Il était à la fois aveuglé par les lumières et fasciné par la profusion. Mais ce n’était rien comparé à ce qu’il découvrit en pénétrant dans l’hypermarché. Il avait déjà eu de nombreuses occasions d’aller dans ce genre d’endroit avant ses départs en Afrique ou en Inde, mais il n’en gardait absolument pas ce souvenir démesuré. Des allées immenses, des rayons à perte de vue, remplis à ras bord de biens en tous genres. Était-ce son séjour dans les montagnes qui avait modifié ses références, ou bien les hypermarchés qui avaient pris des proportions monstrueuses durant son absence ?

— Vous en faites une tête ! Vous n’allez pas me faire la comédie, sinon je vous colle dans le siège bébé !

— Vous avez vu tout ce qu’il y a ?

— Ben oui, c’est même pour ça que les gens viennent ici.

Pauline déplia sa liste et entraîna Thomas vers le secteur des lessives. Au seuil du rayon, Thomas s’arrêta net, en état de choc.

— Vous ne venez pas ? le héla Pauline. Qu’est-ce qu’il y a encore ? Vous avez peur parce qu’un bidon d’adoucissant vous a mordu quand vous étiez petit ? Ou parce que d’ici, vous ne verrez pas le coucher de soleil ?

Thomas, fasciné par la quantité de détergents différents proposée, ne répliqua pas.

— Comme vous voudrez ! ironisa l’infirmière. Je veux bien vous laisser là, mais ne parlez pas aux inconnus.

Thomas s’avança prudemment et passa en revue les rayonnages.

— Pourquoi y en a-t-il trente-neuf sortes ?

— Tant que ça, vous êtes sûr ?

— Je viens de compter.

— Je ne sais pas, moi. Pour chaque usage. Ce sont des produits très techniques, vous savez.

— Vous vous foutez toujours de moi.

— Pas du tout, mais avouez que votre question a de quoi surprendre. On dirait mon fils qui, le soir, pour ne pas dormir, me questionne sur tout et n’importe quoi. Combien j’ai de cheveux ? Où la petite souris stocke-t-elle toutes les dents qu’elle ramasse ? Pourquoi trente-neuf variétés de lessives ? Au lieu de faire cette tête d’ahuri, dites-moi de quoi vous avez besoin.

— Je veux acheter de la nourriture pour Michael et des croquettes pour chat.

— C’est un chien qu’il a. Mon fils vous a appris à les différencier en dessin, vous avez besoin qu’il vous donne un coup de main pour la version live ?

— Vous avez raison, on prendra aussi quelque chose pour son chien, mais j’ai quand même besoin de croquettes pour chat.

À chaque nouveau rayon, un nouvel effarement. Dix mètres linéaires de confiseries sur presque deux mètres de haut.

— Pourquoi en prenez-vous ? s’affola le docteur. J’ai défendu à Jean-Michel d’en manger.

— Je sais, et il respecte la consigne, mais il a fini par contaminer les autres qui m’en demandent un peu. Ne vous en faites pas, je les surveille.

Dans l’allée suivante, Thomas mesura plus de vingt pas pour aller d’un bout à l’autre des gâteaux apéritifs. La travée d’après, il tomba sur un arc-en-ciel de boissons en tous genres alignées face à des centaines de vins. Partout, des palettes pleines à ras bord, des présentoirs débordants couverts de promotions aguicheuses.

En regardant autour de lui, Thomas arriva à la conclusion suivante : la plus grande des épiceries de tout le district de Kupwara devait tenir dans la moitié du rayon des laitages.

Le médecin s’approcha de Pauline pendant qu’elle attrapait des petits-suisses aux fruits pour Théo. Le plus sérieusement du monde, il lui demanda :

— Certains humains ont-ils besoin d’autant pour vivre alors qu’il faut si peu à d’autres ?

— Ça y est, il nous fait sa crise mystique au rayon frais. Je suis bonne pour les questions existentielles devant les surgelés.

— Non mais vous vous rendez compte ?

— Très bien, je viens ici toutes les semaines, avec mes petits vieux qui trouvent que tout est trop haut ou trop lourd, avec mon fils qui trouve que tout devrait être gratuit, et maintenant avec vous qui trouvez qu’il y a trop de tout. En attendant, c’est mémère qui pousse le caddie.

— Vous avez raison, Pauline, je vais vous aider. Laissez-moi le chariot.

— Bien aimable. Et maintenant, il va falloir être fort parce que je dois aller dans le coin des légumes qui n’ont jamais vu la terre et que des gentils biologistes ont rendus plus gros et plus résistants à l’oxydation. Vous vous sentez de taille à m’y suivre sans tomber à genoux devant les carottes en hurlant « pourquoi ? », les bras levés au ciel ?

— Vous me prenez pour qui ?

— Pour le héros au cœur pur qui tomberait dans les pommes si je lui faisais traverser le rayon des sous-vêtements féminins.

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