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— Entrez !

Le docteur ouvrit la porte et passa la tête chez son locataire.

— Toujours pas de réponse ?

— Elle a même fermé sa boîte vocale…

Romain faisait peine à voir. Depuis plus d’une semaine, il se traînait, ne sortant que pour aller travailler. Pour éviter de le laisser seul à broyer du noir, Thomas venait lui rendre visite de temps en temps et dînait régulièrement en sa compagnie.

— Docteur, elle a confiance en vous… Vous pourriez l’appeler et lui parler ? Elle vous écoutera. S’il vous plaît…

— Croyez bien que je le regrette, mais je ne peux pas, pour beaucoup de raisons… C’est une affaire entre vous deux.

Le jeune homme soupira.

— Je devrais peut-être aller l’attendre à la sortie de ses cours ?

— Je ne vous le conseille pas. C’est risqué, surtout en public. Si elle se sent piégée, sa réaction pourrait être violente. Ne lui forcez pas la main.

— Alors c’est sans issue. Si ça se trouve, elle est déjà passée à autre chose et je ferais mieux d’en faire autant. On ne sera pas les premiers à qui ça arrive…

— Les échecs des autres n’allégeront pas votre peine longtemps. Elle ne vous manque pas ? Emma compte si peu, que vous soyez prêt à renoncer si vite ?

— Elle ne me laisse aucune chance d’arranger la situation.

— La première fois que vous vous êtes rencontrés, qui de vous deux est allé vers l’autre ?

Romain réfléchit un instant.

— C’est moi.

— Qu’est-ce qui vous a attiré chez Emma ? Était-ce une « bombasse » comme celle de l’autre soir ? Posez-vous des questions. Sentez-vous libre d’envisager toutes les possibilités. Est-ce que la jeune fille qui vous a fait perdre la tête peut devenir votre femme ? Vous imaginez-vous en train de raconter à vos proches que vous avez vécu un coup de foudre sauvage qui a fait table rase de votre passé pour vous conduire au bonheur ?

— Vous rigolez ? C’était purement physique…

Romain rougit en prenant conscience qu’il ne parlait pas à un copain.

— La toute première fois, qu’avez-vous remarqué chez Emma ?

La réponse fusa.

— Son rire. Je l’ai entendu avant de la voir. C’était pendant une soirée. Comme quoi il n’en sort pas que du mauvais… Je discutais avec un type et un éclat de rire a attiré mon attention. Il partait des tripes, communicatif, sensuel aussi. J’ai tout de suite eu envie de m’approcher.

— Qu’avez-vous apprécié ensuite ?

Le jeune homme prit le temps de se souvenir.

— J’ai aimé son caractère, la gentillesse dont elle sait faire preuve bien qu’étant capable d’être impitoyable. Lors d’un de nos premiers rendez-vous, elle m’a raconté qu’un soi-disant copain de lycée l’avait draguée pour en fait se servir d’elle et copier le travail que lui ne voulait pas faire. Par intérêt, il lui avait fait croire à des sentiments. Elle en était encore révoltée. Elle m’a alors dit une phrase que je n’oublierai jamais : « Je déteste que l’on me vole ce que je suis si heureuse de donner. » C’est sa façon de voir la vie. Et elle vous balance des trucs aussi forts avec son joli regard si timide… Tout ce que j’ai découvert d’elle m’a touché. Je n’ai jamais entendu Emma dire quelque chose dont elle n’était pas convaincue. Elle vaut mille fois mieux que moi. D’ailleurs, ce qui s’est passé le prouve…

— Vous avez fait le premier pas, mais elle vous a laissé approcher. Si elle est telle que vous la décrivez, cela veut dire que vous correspondez à ses valeurs.

— C’était probablement vrai jusqu’à l’autre soir…

— À vous de lui prouver que ce n’était qu’une erreur.

— Mais comment ? Elle refuse de me parler ou de m’entendre !

— Alors parce qu’aujourd’hui, aucune solution évidente ne se présente, vous êtes prêt à tout balancer en ne gardant de cette histoire que des regrets et de la culpabilité ?

— On finit sûrement par oublier…

— Romain, j’ai vécu quelques années de plus que vous. Il existe deux sortes d’hommes. D’un côté, ceux qui s’en foutent parce qu’ils ne se sentent jamais coupables. Ceux-là oublient sans problème. De l’autre, ceux qui ne vivent pas uniquement pour eux-mêmes, ceux qui font un peu attention à leur prochain parce qu’ils ont compris que seuls, ils ne sont pas grand-chose. Ceux-là n’oublient jamais.

— Vous pensez que j’appartiens à la deuxième catégorie ?

— Vous avez un doute ?

— Après ce que j’ai fait, forcément.

— On commet tous des erreurs. Bienvenue dans la vie.

— Qu’avez-vous vécu pour savoir ça ?

— Je n’ai jamais trompé personne, Romain. Mais entre nous, j’aurais préféré. Au moins, j’aurais eu une chance de réparer, comme vous aujourd’hui. J’ai fait bien pire. J’ai laissé tomber quelqu’un. J’ai abandonné une femme. Je l’ai lâchée au moment où elle avait besoin de moi. Elle a refait sa vie, c’est du passé, et je reste avec mes remords parce que, comme vous, je ne suis pas du genre à m’en foutre. On ne choisit pas qui l’on est. C’est ainsi. Il faut apprendre à vivre avec sa nature. Pour moi, il est trop tard. Il n’y a plus rien à sauver. Pour vous, il est encore temps. Voulez-vous que je vous dise ce que vous ne voulez surtout pas entendre ?

— Même en parlant vite, ça peut prendre longtemps…

— Votre relation avec Emma appartient peut-être au passé. Il est possible que vous soyez arrivés au bout du chemin que vous pouviez parcourir ensemble. Mais votre histoire ne doit pas se terminer ainsi.

— C’est bien joli, mais qu’est-ce que je peux faire ?

— Si vous aviez le temps de lui murmurer quelques mots, quels seraient-ils ?

— Comment ça ?

— Du fond de votre cœur, du fond de votre âme, si vous n’aviez que le temps d’une phrase pour lui parler, que lui diriez-vous ?

— Je ne sais pas, moi… Je lui dirais que j’ai fait une connerie, que ce n’était pas sérieux, que je ne savais pas ce que je faisais, qu’elle est la fille la plus géniale que j’aie rencontrée. Je lui demanderais pardon…

— Trop long, allez à l’essentiel.

— Que je m’en veux, que je rêve que l’on reparte ensemble, que j’espère que mon erreur marquera notre nouveau départ…

— Trop banal. Romain, que voudrait-elle apprendre et que seuls vos yeux pourraient lui dire sans mentir ?

— Que je regrette et que je l’aime.

Les deux hommes restèrent un moment face à face.

— On a peut-être une chance, mon garçon.

— Je ne vois pas comment je vais pouvoir lui dire ça les yeux dans les yeux avant qu’elle me les crève.

— Romain, est-ce que vous me faites confiance ?

— Vous croyez que je vous dirais tout ça si ce n’était pas le cas ?

— N’ayez pas peur des mots simples. Ça veut dire « oui » ?

— Oui, je vous fais confiance.

— Alors prenez votre guitare et jouez jour et nuit.

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