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À force d’attendre dissimulé derrière, Thomas connaissait désormais chaque détail de l’écorce des grands marronniers devant l’école. Il appréciait particulièrement celui sur lequel était gravé un chien — à moins que ce ne soit un chat — à hauteur d’enfant. L’art primitif émeut toujours l’homme rustre.

Presque chaque soir, il se postait là pour apercevoir sa fille. Ensuite, il la suivait. Il ne le faisait plus comme un voyeur mais comme un garde du corps. Thomas avait affiné sa technique de filature et se montrait maintenant beaucoup plus professionnel. Il avait même appris quelques ficelles du métier sur Internet. Il savait se fondre dans la foule, anticiper les déplacements d’Emma, et il parvenait à s’approcher de plus en plus près de sa protégée. Quelques jours auparavant, il avait réussi à respirer son parfum. Le lendemain, il avait passé près d’une heure dans une parfumerie pour en retrouver le nom et s’en était offert un flacon. Elle était ainsi un peu avec lui dans son logement de fonction, mais il ne s’autorisait à le humer qu’une seule fois par jour pour ne pas banaliser l’effet.

Chaque fois qu’il partait en expédition, il prenait garde à varier ses tenues. Il était passé maître dans l’art de se transformer, parfois même au cours d’une même soirée, à l’aide d’une casquette, d’une écharpe ou d’un manteau porté retourné. Une seule fois, son goût du déguisement lui avait joué un vilain tour, lorsqu’en se précipitant pour sortir d’un restaurant, ses lunettes de soleil qui lui faisaient une tête de mouche l’avaient empêché de voir l’immense baie vitrée. Le choc avait été terrible et la chute spectaculaire. Un insecte éclaté sur une fenêtre, mais en beaucoup plus bruyant. Heureusement pour Thomas, Emma était déjà trop loin pour se rendre compte de sa mésaventure ridicule. Il saignait quand même tellement du front que Pauline avait d’abord cru qu’un point de suture serait nécessaire. Mais le docteur s’en était sorti avec un joli pansement façon momie qui avait ému Hélène, Chantal et Françoise, et fait rire Francis et Jean-Michel.

Depuis qu’elle était dans le secret, l’infirmière demandait régulièrement des nouvelles d’Emma, mais Thomas se montrait peu disert. Il acceptait par contre de plus en plus souvent, pour gagner du temps, que Pauline le dépose en ville. Les deux collègues s’étaient bien habitués à ces moments hors du quotidien où, en attendant aux feux, ils se confiaient du bout des lèvres un peu de leurs vies respectives.

Ce soir-là, ils avaient parlé de leurs frères et sœurs. Pauline avait un frère aîné, Antoine, installé en Argentine, à son grand regret. Elle s’était toujours bien entendue avec lui et ne pas le voir lui pesait. Thomas avait parlé de sa sœur, qui n’habitait pas si loin mais avait coupé les ponts. À son grand regret aussi.

— Vous devriez lui écrire, lui annoncer que vous êtes rentré. Peut-être même devriez-vous lui parler de sa nièce.

— Vous rigolez ? s’étrangla Thomas. Elle me prend déjà pour un fils indigne et un grand frère minable, vous pensez sérieusement que pour arranger les choses, je dois en plus lui écrire que je suis aussi un père qui n’a rien assumé ?

— Drôle de façon de voir les choses…

L’infirmière déposa Thomas près de l’école.

— Merci beaucoup, Pauline. Embrassez Théo et dites-lui que samedi, je veux ma revanche à chasse-lapin.

— Bonne soirée, bonne chance. Et franchement, j’adore votre pull violet pétard. Si l’homme rustre avait porté ça voilà deux millions d’années, il y aurait eu une boîte gay dans chaque grotte.

Elle éclata de rire. Thomas s’offusqua en vérifiant illico son vêtement.

— Pourquoi dites-vous une chose pareille ?

Pauline avait redémarré joyeusement avant même qu’il ait terminé sa phrase. Il la regarda s’éloigner.

— Qu’est-ce qu’il a, ce pull ? se surprit-il à demander à haute voix.

Puis il sourit et ferma son manteau pour que personne ne puisse le voir.


Le temps était plus frais. Thomas remonta son col et, fidèle à ses méthodes d’espion aux aguets, patienta. Bien que voyant souvent Emma, il ne s’habituait pas. Chaque fois qu’elle apparaissait par la porte cochère, son cœur de père faisait un bond et plus rien d’autre ne comptait. Ce soir-là ne fit pas exception à la règle, avec une petite surprise à la clé.

Lorsque le docteur aperçut enfin sa fille, il découvrit que comme lui, elle portait un pull violet — mais d’une nuance beaucoup moins éclatante. À l’évidence, le sien n’avait pas été acheté d’occasion pour se déguiser. Il était à col roulé et lui allait très bien. Ce petit hasard vestimentaire procura à Thomas un plaisir démesuré, tel qu’en éprouvent ceux qui sont prêts à se réjouir de n’importe quel signe établissant un rapprochement, même infime, avec ceux qu’ils aiment.

Du sac d’Emma dépassait un rouleau d’affichettes. Entourée de ses amies qui commentaient joyeusement ce qu’elle faisait, elle en colla un exemplaire sur le panneau de l’école. Thomas était bien trop loin pour pouvoir lire. Avec des ruses de Sioux, il réussit à s’approcher et à déchiffrer. Il était question d’une brocante prévue deux semaines plus tard dans un village voisin. Pourquoi Emma en faisait-elle la promotion ?

La jeune femme ne s’attarda pas et, au grand désarroi de Thomas, se dirigea vers la gare routière. Le docteur savait ce que cela signifiait : Emma allait rentrer directement chez sa mère, sans voir Romain. Cela se produisait chaque fois qu’elle prenait le bus 75. Thomas avait eu l’occasion de la suivre à plusieurs reprises en taxi. Ce départ rapide impliquait qu’il n’aurait que peu de temps pour l’observer. Il la suivit, profitant de chaque seconde. Il la vit apposer une affichette sur la vitre de son arrêt. Comme à chaque fois dans ce cas, il attendit qu’elle monte et lui murmura : « Bonne soirée ma grande. À demain. Je t’embrasse. » Il resta jusqu’à ce que le véhicule disparaisse au rond-point. Parfois, dans le virage, il avait la chance d’apercevoir la silhouette de sa fille au milieu des autres passagers. Quelques précieuses secondes arrachées à l’absence. Mais cela n’arrivait pas souvent et ne se produisit pas ce soir-là.

Thomas se retrouva seul, parmi ceux qui avaient quelque chose à faire ou quelqu’un à retrouver. Celle à qui il tenait n’était plus là et cela se lisait sur son visage. Il n’était pas uniquement triste, il était aussi inquiet. Il ne pouvait plus veiller sur elle.

Sur son trajet de retour vers le foyer, le docteur demanda à tous les dieux de toutes les religions qu’il connaissait de protéger sa fille. Il remit sa vie entre leurs mains, égrenant chacune des divinités découvertes au cours de ses voyages comme un chapelet de bienveillance. Thomas ignorait si ce qu’il faisait revenait à prier, mais il ne l’avait jamais fait pour personne.

En marchant dans les rues de plus en plus désertes, s’éloignant de l’agitation de la ville, il se remémora ce qu’il partageait avec sa fille sans qu’elle s’en doute. Finalement, Emma était arrivée à un âge où les parents n’observent plus leurs enfants aussi souvent. Quand ils sont jeunes, on a toujours un œil sur eux mais passé l’adolescence, ils sont souvent hors de portée. S’il n’avait pas eu le bonheur de voir Emma grandir, Thomas avait au moins la chance de la voir vivre aujourd’hui.

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