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Suivre Emma devenait beaucoup plus compliqué. Lorsqu’elle sortait avec Romain, Thomas craignait désormais d’être reconnu par son locataire. Du coup, chaque fois que le jeune homme retrouvait sa fille, le docteur se mettait encore plus en retrait et lui cédait la place. Thomas se consolait en se disant que tous les pères finissent par s’effacer lorsqu’un autre homme s’installe dans la vie de leur fille. Mais ce n’est pas parce que c’est une loi de la nature qui s’applique sans exception que ce n’est pas douloureux.

Alors, contrairement au point de vue qu’il défendait encore quelques semaines auparavant, le docteur préférait maintenant observer Emma lorsqu’elle était seule ou avec ses amies, même si ces circonstances lui offraient moins de temps pour vivre près d’elle.

Il devenait trop risqué d’aller dîner au kebab situé stratégiquement en face du resto italien que fréquentait le couple. Ce n’étaient pas la nourriture infâme et suintante de graisse que le docteur allait regretter, ni le sourire édenté du patron, convaincu que son fidèle client revenait pour sa célèbre sauce aussi huileuse que fluo. Thomas se sentait triste de ne plus s’installer côté vitrine, en embuscade entre la plante verte en plastique et le panneau des menus. C’est de ce poste discret qu’il avait pu, à loisir, observer sa fille de face sans avoir à se contenter d’un reflet. C’est de là qu’il avait pu s’abreuver de ses sourires et de la façon qu’elle avait de rejeter la tête en arrière lorsque Romain la faisait rire. Plus question non plus d’aller au cinéma en même temps qu’eux. Trop dangereux. Tant pis, le docteur verrait les films à la séance d’après, pour continuer à partager les émotions d’Emma. Le père du héros serait bon pour claquer une deuxième fois.

Thomas aimait attendre sa fille. La voir apparaître était toujours un cadeau. Ces rendez-vous unilatéraux et secrets structuraient son quotidien. De leur succès dépendait son moral. Depuis le temps qu’il observait Emma, le docteur ne l’avait vue accomplir que des actions simples et relativement identiques d’un jour à l’autre. Marcher, parler, téléphoner, se recoiffer en tenant sa barrette entre ses dents, remonter son col, rire, embrasser, attendre, boire un verre, relire ses cours sur une table de café ou faire quelques achats. Toujours dans des lieux publics. Pourtant, à force de voir la jeune femme faire et refaire, le docteur parvenait à lire dans ses gestes bien davantage que ce qu’aurait décelé un regard superficiel. Disséqués jusqu’à l’ultime, analysés dans chaque nuance, ces actes au demeurant anodins en disaient long. Suivant le contexte, leur rythme d’exécution, l’attitude générale, ils révélaient l’état psychologique d’Emma. À cela s’ajoutait ce que Thomas appelait les « phénomènes connexes », ces témoins inconscients qui accompagnent l’action proprement dite et en traduisent la signification profonde.

Emma n’a pas qu’un seul rire. Emma est capable de marcher de bien des façons. Emma tient son verre différemment suivant qu’elle boit pour se désaltérer ou pour faire bonne figure dans des circonstances sociales. Emma a dans la voix une toute petite inflexion lorsqu’elle tente de convaincre, qui disparaît quand il n’y a plus d’enjeu. Étrangement, cette minuscule nuance se retrouve dans sa façon de se tenir lorsqu’elle est demandeuse et s’évanouit lorsqu’elle accorde. Cette infime tension se repère à son menton qui pointe un peu plus et à son dos qui se cambre imperceptiblement.

En la regardant accomplir les mêmes actes, encore et encore, Thomas en était arrivé à se détacher de l’action première pour se focaliser sur les détails que personne ne remarque jamais. Au-delà des apparences, il sentait tourner les rouages de la mécanique affective qui animait la jeune femme. Cette étude minutieuse lui avait valu de remplir un cahier de notes supplémentaire. Il lui avait ainsi fallu plusieurs semaines d’observation acharnée pour découvrir que lorsque sa fille embrassait quelqu’un qu’elle appréciait vraiment, son regard ne fuyait pas vers le haut. Il pouvait dès lors, sur la foi d’une simple bise, déduire ce qu’Emma ressentait réellement. Il n’y avait que lorsqu’elle embrassait Romain qu’elle fermait les yeux.

Thomas commençait à bien connaître sa fille. Rien qu’au premier coup d’œil, il savait immédiatement si elle allait bien ou pas.

Souvent, Thomas se comparait à Emma lorsqu’il avait son âge. Même si garçons et filles ne fonctionnent pas de la même façon, il faisait un parallèle entre ce qu’il connaissait de lui-même et ce qu’il avait appris d’elle. Le garçon qu’il était à l’époque se montrait mal à l’aise vis-à-vis du sexe opposé. Les jeunes femmes l’intéressaient pourtant beaucoup, mais il ne voyait pas ce qu’elles auraient pu lui trouver. Son moyen à lui d’exister ne reposait pas sur la séduction, mais sur l’action. Emma semblait capable d’associer les deux. Elle était aussi plus sereine, et plus décidée. Il n’avait jamais fait preuve de sa faculté à s’exprimer de façon aussi précise. Il se souvenait très bien que n’importe quelle grande gueule avec un peu d’aplomb était capable de fissurer ses arguments, même s’ils étaient objectivement plus pertinents. Thomas n’avait jamais su se battre contre cela. Il se sentait désemparé face aux beaux parleurs. Il détestait ce qui n’était pas carré, pas justifié. C’était sans doute pour cela qu’il s’était orienté vers les questions de vie ou de mort, là où les grandes gueules ne mettent jamais les pieds.

Quand il suivait sa fille, le simple fait de sentir sa présence lui donnait la force de penser plus fort. Comme une divinité dont la grâce vous touche. Comme une figure affective qui vous inspire en cristallisant le meilleur de vous-même. Thomas ne prenait pas sa fille pour une sainte. Il ne l’idolâtrait pas. Il l’aimait. En sa présence, il était incapable de se mentir et osait se remettre en cause. Il raisonnait avec plus de vérité — à moins que ce soit avec moins de peur. Tout est une question de point de vue.

Thomas songeait à ceux qui, d’une façon ou d’une autre, faisaient sa vie. Céline, Michael, Kishan, ses parents, sa sœur, Théo, les gastéropodes et Pauline. Sa vie se trouvait tout autant définie par des absences que par des présences inattendues. Lorsqu’il réfléchissait à son parcours, il en revenait toujours à celle qui, à quelques mètres devant lui, même sans rien faire de remarquable, l’était pourtant à ses yeux. Dire qu’il avait eu la prétention de l’aider alors que même sans le savoir, c’était elle qui le soutenait…

Quel que soit l’angle sous lequel il abordait la question, Thomas finissait toujours par conclure qu’Emma était plus douée que lui. En la regardant, en cherchant à la comprendre, en l’aidant — même maladroitement —, Thomas apprenait beaucoup sur lui-même et sur la vie. Les enfants font souvent cet effet-là.

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