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— Allô ? Pardon de vous déranger, je suis bien chez Mlle Choplin ?

— Docteur, c’est un portable. Sauf si on me l’a volé, c’est forcément moi qui réponds.

— Comment savez-vous qui vous appelle ?

— Vous êtes dans mon répertoire de contacts.

— Une magicienne ! Vous êtes une magicienne ! Je ne m’en sortirais pas si je ne vous connaissais pas.

— Si vous ne me connaissiez pas, vous ne seriez pas un contact, et je n’aurais même pas décroché.

— Désolé de vous appeler à une heure pareille. Il est tard…

— Pas de souci. Je suis en train de repasser. Théo dort. Je n’ai plus trop les yeux en face des trous. Si vous entendez un grand cri, c’est que j’aurai confondu le fer et le téléphone. Tant pis pour ma joue.

— C’est le premier coup de fil que je passe avec mon portable.

— Vous n’allez pas faire comme Francis et chercher à m’appeler maman ?

— Aucun risque.

— Alors cela veut dire que…

Le docteur coupa :

— J’ai vu Emma.

— Je croyais que vous ne deviez pas aller en ville ce soir ?

— C’est elle qui est venue. Elle n’a pas téléphoné. Elle a carrément débarqué.

— Vous qui adorez les surprises… Comment ça s’est passé ?

— Elle m’a posé ses questions. Je n’ai pas réussi à lui servir ce que j’avais répété, mais c’était bien. On était retournés tous les deux. Ça m’a remué jusqu’au fond et beaucoup de choses remontent…

— Waouh ! Monsieur Cro-Magnon condescend à évoquer ce qu’il ressent ? Quelqu’un vous menace ? Vous n’avez plus qu’une heure à vivre ? Et c’est moi que vous appelez ! Quel honneur !

— Vous dites n’importe quoi, je ne comprends rien.

— Vous avez une voix bizarre. Docteur, ça va ?

— Mieux depuis que j’ai trouvé votre bouteille de je-ne-sais-pas-quoi pour les crêpes.

— Vous avez bu ?

— Il en reste un peu. Par contre, j’ai fini le rhum. C’est pas grave, puisque vous ne saviez pas quoi en faire. Mais que les choses soient claires : je vous interdis de coucher avec des hommes ou de vendre un rein pour en racheter une bouteille. Je la rembourserai.

— Je n’arrive pas à y croire ! Vous avez bu, vous !

— Les héros se saoulent quand ils sont malheureux.

— Vous êtes malheureux ? Vous venez de me dire que ça s’était bien passé avec Emma.

— Vous vous voyez discuter une heure avec l’enfant que vous n’avez pas vue grandir et qui ignore qui vous êtes vraiment, en lui avouant ce que vous n’avez jamais dit à personne — pas même à vous d’ailleurs — mais sans pouvoir lui confier ce qu’elle représente pour vous ? Un cauchemar. Elle était là, elle m’écoutait, et je ne pouvais rien lui dire de ce qu’elle est pour moi.

— Docteur, si vous en avez besoin, derrière les conserves vous trouverez une bouteille de cognac. Je crois que c’est du bon. C’était le cadeau de départ de la mairie pour votre prédécesseur, mais il n’était déjà plus là quand ils l’ont livré.

— Je ne veux plus boire, Pauline. Plus jamais.

En entendant la voix traînante et pâteuse du docteur, Pauline était au bord du fou rire. Il fit un drôle de bruit et reprit :

— Ça y est, je peux dire que j’ai été un alcoolique complet, un misérable qui aurait pu trahir tous ses amis pour une gorgée de bibine. Ça m’a duré trois heures. Mais c’est fini. J’ai décidé de m’en sortir. Je vais me battre. Je vous le dis les yeux dans les yeux…

— On est au téléphone, docteur.

— M’en fous. Je vous jure que je vais remonter la pente. Ce sera long, mais je sais que je vais y arriver. Par contre, Pauline, même si je vous supplie, même si je vous demande de l’alcool à genoux, ne cédez pas.

L’infirmière pouffa :

— Docteur, je suis vraiment désolée mais je ne peux pas venir vous mettre au lit. Je dois rester avec Théo.

— Pourquoi voulez-vous me mettre au lit ? Créature perdue ! Infirmière lubrique ! Vous êtes de mèche avec Francis ?

— Docteur, écoutez-moi. Allez vous reposer. Étendez-vous, cuvez, et j’arrive le plus tôt possible demain matin après avoir déposé Théo.

— Oui, madame. Embrassez mon fils pour moi.

Pauline entendit un bruit d’objet qui chute, puis la voix affolée du docteur qui vociférait :

— Qu’est-ce qui lui prend ? Au secours, le chat m’attaque !

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