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— Félicitations, Colonel. Si j’ai bien entendu, vous avez mis dans le mille.

M. Lanzac exhiba fièrement la boîte de conserve perforée de part en part.

— Ça ne m’était pas arrivé depuis au moins deux mois ! Et de la ligne des vingt mètres, encore !

— Bravo !

— Cette petite escapade à la brocante m’a fait le plus grand bien. Pas autant que l’électrochoc de Ferreira cependant. Il va falloir qu’il se calme, celui-là…

— Monsieur Lanzac, puis-je profiter du fait que nous sommes seuls pour vous poser une question ? Répondez-moi en toute franchise, s’il vous plaît.

— Je n’ai rien à cacher, doc. Non, je n’ai jamais fait l’amour à trois.

Thomas s’étouffa devant Francis, dont l’œil brillait de malice. Lorsque le docteur reprit son contrôle, il demanda :

— Ma question concerne plutôt les voix dont parle Françoise. Les avez-vous déjà entendues ?

— Jamais. Et ne vous fiez pas à ce qu’elle raconte. C’est une brave femme mais je me souviens quand même que quelque temps après son arrivée, elle nous a fait une comédie parce qu’elle a aperçu un mort-vivant dans le jardin. Elle était à moitié hystérique ; elle disait avoir vu un homme vaguement verdâtre qui serait passé devant sa fenêtre avec les bras tendus en avant.

— Et alors ?

— C’était le type du service d’entretien des espaces verts de la commune. Il avait les bras en avant parce qu’il poussait sa tondeuse ! Il était couvert de résidus d’herbe et je dois admettre qu’il n’avait pas l’air très frais.

Les deux hommes partagèrent un vrai rire mais pour une fois, ce fut Francis qui redevint sérieux le premier.

— Vous savez, doc, fit-il en changeant de sujet, j’ai pas mal réfléchi à tout ce que vous avez mis en œuvre pour récupérer les souvenirs de votre fille, et je vous comprends. Si j’avais eu un enfant, je suppose que j’aurais fait pareil.

— Je n’ai pas eu d’enfant, monsieur Lanzac. Je me suis contenté d’en faire un. La nuance est essentielle, et c’est là mon drame.

— Votre conscience vous honore. Mais croyez-vous vraiment mériter la palme du pire des pères ? Êtes-vous donc convaincu que tous les gens qui font des gosses s’en occupent ? De quoi êtes-vous coupable ? Pour quelle faute vous condamnez-vous ? Depuis que je sais pour votre fille, je vous cerne mieux. La culpabilité vous étouffe et je vous plains. Jeune homme, laissez-moi vous raconter quelque chose : lorsque j’étais instructeur, je voyais débarquer toutes sortes de jeunes gens. Ils arrivaient de la France entière et de tous les milieux sociaux. Avec un peu d’expérience, vous savez vite s’ils ont été soutenus ou livrés à eux-mêmes, s’ils sont sains ou véreux. Ce qu’ils sont dépend de leur nature et on n’y peut rien, mais ce qu’ils ont reçu dépend de nous. Pas uniquement de leurs parents, mais de tous ceux qu’ils ont croisés et qui les ont forgés ou fragilisés. Une fois, je suis tombé sur une recrue que j’ai tout de suite remarquée. Le garçon s’est très bien intégré, en bon camarade. Même si ses capacités n’avaient rien d’exceptionnel, sa bonne volonté en faisait un élément de premier choix. Je me suis étonné qu’il ne parte jamais en permission. Lui ne se précipitait pas vers les camions qui emmenaient les bleus à la gare le vendredi soir. Il préférait rester seul au régiment le week-end plutôt que de rentrer chez lui comme ses camarades. Je me suis douté qu’il y avait un problème, mais je ne m’en suis pas préoccupé plus que ça. J’étais jeune sous-officier et je me suis dit que cela ne me regardait pas. Quelques semaines plus tard, il est finalement rentré chez lui, mais il n’est jamais revenu. Le lundi matin, il manquait à l’appel. Son père lui avait tiré dessus avec un fusil de chasse. Je m’en veux encore et je m’en voudrai jusqu’à mon dernier souffle.

Ému, Francis ajouta :

— Ce qui compte, docteur, c’est ce que l’on fait quand on sait. Ce qui est grave, c’est de refuser de voir. Vous n’avez rien fait pour votre fille parce que vous ne saviez pas. Elle est vivante, vous aussi. L’histoire n’est pas finie. Mais ne cherchez pas à rattraper ce qui est perdu. Je lui ai parlé, doc, je l’ai observée. C’est une petite qui a été soutenue, et je crois aussi que c’est une gentille fille.

Thomas avait la gorge serrée. Il murmura :

— Vous l’avez vue de près plus longtemps que moi dans toute ma vie.

— N’ayez aucun regret, doc. Jamais. Ils sont la rouille du cœur.

— Vous en avez bien vous-même.

— Des kilos, mais à mon âge, le fait que mon cœur soit rouillé n’a plus aucune importance. Il ne bat plus pour grand-chose.

— Je n’en suis pas certain.

Le Colonel tendit son fusil à Thomas.

— Vous ne voulez toujours pas essayer ?

— Non merci. Tirez pour moi, vous êtes plus doué.

— Alors halte au feu pour aujourd’hui. Je préfère m’arrêter sur mon petit exploit. Ainsi je pourrai vivre quelques jours de plus en ayant l’illusion de ne pas être complètement fini.

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