Pour sauver sa vie, Thomas courut aussi vite qu’il le pouvait. De toutes ses forces, de toute son âme, il donna tout ce qu’il avait dans les tripes, mais il ne réussit même pas à atteindre le niveau supérieur.
Le molosse le rattrapa en quelques secondes. Le docteur trébucha sur le palier intermédiaire et le chien lui sauta dessus. Les cris d’une bête que l’on égorge que poussa Thomas résonnèrent dans toute l’usine. Il crut sa dernière heure arrivée. Tandis qu’il se débattait, il vit défiler beaucoup d’images fortes de son existence. Sa mère lui caressant le front dans son lit quand il était enfant, son père lui offrant son premier couteau dans leur jardin, les yeux d’une petite fille qu’il avait empêchée de courir vers son village en flammes, sa sœur qui hurlait de joie sur une balançoire, le sourire de Kishan, le rire d’Emma…
Allongé face contre terre, Thomas se protégeait la tête avec ses bras. Mais le chien ne cherchait pas à le dévorer : il essayait de glisser son museau pour trouver ses mains. Une voix résonna :
— Ça suffit, Attila, au pied !
Attila ? Le docteur tenait enfin la preuve qu’il avait un karma épouvantable. Comment aurait-il pu en être autrement, pour tomber sur le pire des barbares disparu depuis plus de mille cinq cents ans et revenu d’entre les morts, exprès pour lui, cette nuit, au dernier sous-sol de cette usine pourrie ?
— Qu’est-ce qui vous a pris de courir comme un dingue ? Vous avez fait peur à mon chien !
Thomas roula sur le côté et écarta les bras avec prudence.
— Peur à votre chien ? Vous croyez que c’est lui qui a eu le plus la trouille ? Où est-il, d’ailleurs ?
— Je le tiens.
Aveuglé par un faisceau lumineux, Thomas ne voyait rien. Il leva la main pour protéger ses yeux.
— Pourriez-vous baisser votre lampe ?
L’homme dévia la lumière et tendit la main au docteur pour l’aider à se relever.
— Parbleu, mais c’est vrai que vous êtes le directeur de la résidence.
— Vous me connaissez ?
Thomas n’arrivait pas à voir nettement l’homme qui se tenait face à lui. Tout était flou et sombre.
— Bien sûr, je vous ai déjà vu. L’autre jour, vous étiez avec le vieux monsieur qui tire sur tout ce qui bouge. Qu’est-ce que vous faites ici à une heure pareille ?
— J’ai entendu chanter. J’ai voulu savoir d’où cela venait.
— Vous m’entendez de dehors ?
Thomas plissa les yeux, impatient de découvrir le mystérieux ténor. En l’entrevoyant, il crut d’abord que sa vue n’était pas complètement rétablie. Il finit par distinguer dans la pénombre un Africain, noir comme l’ébène, grand, plutôt jeune, vêtu d’une combinaison bleue et tenant d’une poigne ferme un chien jaune dont la queue remuait.
— Bon sang, qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Michael Tibene, et j’habite ici avec Attila.
Cet homme était un défi aux clichés. Bien que vivant dans une cave, il s’exprimait avec une diction impeccable. Thomas se méfiait du chien, qui le fixait avec un regard de dingue et la langue pendante.
— Il ne vous fera rien, il est gentil.
— Il n’est pas si gentil que ça, il m’a quand même chargé. J’ai peur des chiens.
— Si vous n’aviez pas couru comme une fouine, il n’aurait pas bougé.
— Je n’ai pas couru comme une fouine. J’ai fui parce qu’il a grogné.
— Il a grogné parce qu’il m’a senti inquiet quand vous avez frappé. Sinon c’est un amour. Je l’ai appelé Attila pour qu’il impressionne mais en vérité, il fait la fête à tout le monde. C’est le plus mauvais des chiens de garde.
Pour s’excuser de sa remarque peu flatteuse, l’homme s’agenouilla et fit un câlin à son animal. Thomas observait Michael sans savoir quoi penser.
— Quelle soirée, soupira-t-il. Voilà une heure, j’étais en train de lire Petit poussin découvre la ferme, et je ne sais par quel miracle, je me retrouve à chercher Caruso dans une usine en ruines avant de me faire courser par le roi des Huns… J’ai mon compte pour aujourd’hui. Mais dites-moi, je n’ai pas rêvé, vous m’avez bien dit que vous habitiez ici ? Sérieusement ?
— Juste en bas. Vous voulez voir ?