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Le choix de l’emplacement était stratégique et Thomas l’avait déterminé avec le plus grand soin. Quelle que soit la destination d’Emma ce soir, elle avait toutes les chances de passer par ce croisement-là.

— Romain, asseyez-vous ici, et Michael, placez-vous là, s’il vous plaît. Si mes prévisions s’avèrent exactes, la demoiselle devrait déboucher de la rue exactement en face.

Le docteur vérifia l’alignement. Francis, posté au coin du carrefour, leva un pouce pour signifier que la position des artistes était excellente. À ses côtés, Jean-Michel surveillait déjà les alentours.

Michael, comme s’il se trouvait au bord d’un précipice et avait peur du vide, évitait de regarder devant lui.

— Comment pouvez-vous être si sûr qu’elle arrivera par là ? s’étonna Romain.

— J’ai étudié le plan de la ville, et que ce soit pour aller vers les galeries commerçantes ou vers son arrêt de bus…

Thomas s’interrompit à la seconde où il s’aperçut que Romain le dévisageait bizarrement. Avait-il trop parlé ?

— C’est super étrange que vous ayez trouvé cela, parce que c’est aussi dans ce quartier qu’elle vient souvent prendre un verre avec ses amies. Sacrée coïncidence…

Le docteur soupira intérieurement et se rappela ce que Darsheel disait à propos du hasard.

Le téléphone de Thomas sonna.

— Oui, Pauline ?

— Elle vient de sortir de l’école. On est toutes postées aux points clés du trajet. La pauvre petite, vous la verriez… Elle semble tellement fatiguée avec son air tristounet. C’est à peine si on la reconnaît.

— Vous êtes sûre que c’est elle, au moins ?

— Vous me prenez pour qui ? Vous mériteriez que je vous ramène la première venue. Gérez votre équipe, je gère la mienne. Les filles contre les garçons. On comptera les points à la fin.

— Vous êtes folle. On reste en ligne.

— Elle discute maintenant avec une fille, mais à sa posture, on sent qu’elle est déjà en train d’essayer de couper court pour s’en aller. Et de votre côté, comment vont nos artistes ?

— Ils sont terrifiés, chacun pour des raisons différentes.

— Les deux jouent gros ce soir. Attention ! Emma vient de quitter sa camarade. Elle traverse la place. La vache, quand même, qu’est-ce qu’elles font jeunes ! J’ai du mal à croire que dans un an, elles feront le même métier que moi. On dirait des enfants. À moins que ce ne soit moi qui ai l’air d’une mamie…

L’infirmière se ressaisit.

— Docteur ?

— Oui.

— Oubliez ce que je viens de dire.

— C’est fait.

— Menteur.

Michael se chauffait la voix. Seuls quelques passants remarquaient ce grand type et le guitariste assis à ses pieds. Romain enchaînait les accords au hasard pour s’assouplir les doigts et Michael chantait de son côté. Une parfaite cacophonie. Si par hasard l’idée leur était venue de ramasser un peu d’argent, ils n’auraient pas récolté grand-chose. Peu importait. Quand le moment serait venu, ils joueraient pour bien plus que de la monnaie.

La voix de Pauline s’éleva à nouveau à l’oreille de Thomas :

— Emma s’engage dans la rue Colomb. Elle passe près de Chantal. Tout va bien. Non, attendez, elle semble hésiter. Elle s’arrête. Mais qu’est-ce qu’elle fait ?

— Elle va prendre un autre chemin ?

— Non, c’est Chantal qui l’aborde. Elle lui prend le poignet. Elle lui parle. Mais qu’est-ce qu’elle fait à lui tripoter les doigts comme ça ?… Mon Dieu ! On dirait que Chantal va lui lire les lignes de la main !

— On avait dit pas d’improvisation !

— Ne vous en faites pas. Je suis prête à intervenir. J’espère qu’elle ne va pas lui filer la lèpre !

— Vous êtes grave, on est en pleine galère et vous trouvez encore le moyen de faire de l’humour ?

— Je sais, beaucoup de gens sont jaloux de ce don du ciel. Dans certains pays, je suis considérée comme une divinité. Vous n’avez jamais eu envie de me vénérer ?

Thomas ne put s’empêcher de sourire.

— C’est bon, reprit Pauline, Emma s’est dégagée et repart dans la bonne direction.

Thomas relâcha son souffle et fit signe aux garçons que, pour le moment, tout se déroulait comme prévu.

Grâce à Pauline qui lui décrivait tout, il suivit le cheminement de sa fille en temps réel. Emma passa près d’Hélène, puis de Françoise — il était alors exactement 19 h 19, et celle-ci y vit un signe.

Jean-Michel, plus grand que Francis, l’aperçut logiquement le premier. Il fit de grands signes et son complice se précipita, au cas où les gestes de sémaphore de M. Ferreira n’auraient pas été assez clairs.

Parallèlement, Pauline annonça au téléphone :

— Vous devriez l’avoir en visuel d’un instant à l’autre.

— Merci beaucoup, on raccroche et on croise les doigts.

— Souhaitez bonne chance aux garçons. À vous aussi, Thomas.

L’infirmière coupa la communication.

— Michael, Romain, c’est à vous dans quelques secondes. On va vous donner le top. Respirez bien à fond et donnez tout.

Le docteur s’éloigna pour se poster derrière l’angle d’une vitrine. Lorsqu’il vit Emma déboucher au croisement, il donna le signal.

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