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Épuisé par sa nuit blanche et le chaos qui avait suivi, Thomas se serait bien épargné une épreuve supplémentaire. Mais y a-t-il seulement quelqu’un qui décide de ce que nous affrontons ? Plus le médecin avançait dans sa tournée de vérification, plus il sentait son courage l’abandonner. Le bilan s’avérait catastrophique. Quelques jours après sa grande opération d’affichage, il ne restait plus aucune annonce en place. Retirées, recouvertes ou peut-être emportées par les dizaines de personnes intéressées qui avaient appelé au foyer. Tout ce travail, tout cet espoir, pour rien.

Il fallut l’apparition d’Emma pour lui remonter le moral. Au fil des semaines, l’ambiance autour de la sortie de l’école d’infirmières évoluait. Les premières feuilles jonchaient le sol au pied des arbres couleur d’automne. Les réverbères s’allumaient de plus en plus tôt, déversant leur lumière blafarde sur les étudiantes habillées chaque jour plus chaudement. Mais quel que soit le décor de la scène, la star était toujours la même. Il suffisait que Thomas aperçoive sa fille pour oublier tout le reste.

La jeune femme ne s’attarda pas avec ses amies. Thomas redouta un instant qu’elle ne se dirige vers le bus, mais elle dépassa l’arrêt pour bifurquer en direction du quartier commerçant. Dans les lueurs des vitrines, entre les badauds emmitouflés, elle déambulait en jouant avec l’extrémité de son foulard. Chaque fois qu’elle passait devant une boutique qui ne l’intéressait pas, elle en profitait pour consulter son téléphone, jusqu’à la suivante. Emma semblait accorder une attention particulière aux marchands de chaussures. Elle en étudia trois avant de se décider à entrer chez l’un d’eux.

Du trottoir d’en face, le docteur se trouvait trop loin pour distinguer précisément les modèles qu’elle essayait. Il en devinait tout de même assez pour juger qu’à son goût, rien qu’avec leurs talons très hauts, ils faisaient vulgaires. Qui pouvait porter cela ? Certainement pas quelqu’un qui doit faire des kilomètres à pied sur des sentiers escarpés. Thomas s’inquiéta du fait que la jeune femme puisse choisir ce genre de chaussures, d’autant qu’à l’évidence, la vendeuse essayait de l’en convaincre. Il fut d’autant plus fier en voyant sa grande fille ressortir sans rien.

En la couvant du regard, Thomas songeait à la meilleure façon d’attirer Romain vers son offre de logement. L’idéal aurait été de glisser une annonce directement dans le sac d’Emma, mais l’opération était hasardeuse, et sachant le faible éclat de sa bonne étoile, Thomas ne souhaitait pas tenter le sort.

Emma vérifia soudain son téléphone. Elle venait sans doute de recevoir un message, car elle pianota une réponse rapide et se mit en chemin. Elle marcha quelques minutes pour aller se poster sur le boulevard, là où Romain venait souvent la récupérer en voiture. Thomas avait deviné juste. La jeune fille avait une démarche imperceptiblement différente, plus décidée peut-être, lorsqu’elle rejoignait son petit ami.

Depuis l’agression de sa fille, le docteur détestait la voir attendre, seule, à un point fixe. Les forums de protection rapprochée étaient formels à propos de ce type de situation : une cible immobile est toujours plus repérable et beaucoup plus vulnérable qu’une cible en mouvement.

Trop occupée à envoyer des messages, la jeune femme ne prêtait aucune attention à son environnement. Par contre, Thomas remarqua immédiatement l’individu qui l’observait. La trentaine, blouson, jean, baskets. L’homme s’avança vers Emma par l’arrière, sans la lâcher des yeux. Comme un guépard qui fixe une gazelle, son corps se balançait au rythme de ses pas, mais sa tête suivait une trajectoire rectiligne parfaite. Prêt à intervenir au moindre geste suspect, le docteur se rapprocha. L’homme sembla hésiter. Emma se déplaça légèrement et, sans en avoir conscience, réduisit encore l’écart entre elle et l’inconnu. Lorsque Thomas vit l’homme plonger la main dans sa poche puis la tendre vers elle, il démarra au quart de tour. La cote d’alerte était atteinte. Le regard de sa fille malmenée lui revint en mémoire et il vit rouge. Cette fois, il n’arriverait pas après la bataille. L’homme allait poser la main sur Emma lorsque Thomas le saisit par l’arrière en lui faisant une clé au bras. Le docteur l’entraîna rapidement à l’écart de sa protégée qui, toujours concentrée sur son téléphone, ne s’était rendu compte de rien. L’individu n’avait même pas eu le temps d’effleurer sa manche. Surpris, emporté par l’élan du docteur, l’homme émit un râle de douleur.

Resserrant sa prise, Thomas lui murmura :

— Alors comme ça, on s’en prend aux gamines ?

— Vous êtes malade ? Lâchez-moi, vous me faites mal !

La mine terrifiée de l’homme déstabilisa le docteur. Tout à coup, il douta de ses intentions hostiles et relâcha son emprise.

— Qu’est-ce qui vous prend d’agresser les gens ? protesta l’inconnu en se frictionnant le poignet.

Des passants commençaient à s’intéresser à l’incident.

— J’ai cru que vous alliez lui…

— Lui demander du feu ! Pauvre abruti !

Le docteur ne savait que répondre. Emma avait disparu. Impossible de savoir qui était passé la prendre.

— Je vous présente mes excuses, monsieur.

— C’est ça. Tire-toi avant que j’appelle les flics.

Honteux, confus, le docteur s’éclipsa. Trop de choses lui avaient échappé aujourd’hui. Tout allait trop loin, trop vite. Il était à cran, sous pression de partout. S’il devait jouer un rôle dans la vie de sa fille, ce ne devait pas être celui-là.

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