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Comme des fauves en cage, les deux hommes tournaient dans l’appartement. Le plus jeune semblait presque pourchasser le plus vieux. Chaque fois que Romain passait devant la pièce aux souvenirs, ses poings le démangeaient férocement.

Se contenant avec difficulté, il débordait de colère, d’autant qu’en attendant le docteur sur le pas de sa porte, il avait eu le temps d’échafauder les théories les plus effrayantes sur ce qu’il venait de mettre au jour. Face aux interrogations révoltées dont le bombardait son jeune accusateur, Thomas n’avait le temps de placer ni éléments de réponse, ni tentatives d’explication. Depuis le début de leur confrontation, à deux reprises au moins, le docteur avait clairement senti que le jeune homme se retenait de le coller au mur.

Dès le départ, le médecin décida de jouer cartes sur table, mais lorsqu’il avoua qu’Emma était sa fille, son locataire refusa de le croire. Après tant de mensonges, plus aucune vérité n’était assez puissante pour reprendre le dessus. Afin d’ébranler sa paranoïa, il fallut que Thomas exhibe les photos offertes par Kishan, les mails, et même qu’il lui raconte l’expédition à la brocante.

Romain était sous le choc. Tout ce qu’il avait vécu ces derniers mois, que ce soit avec sa compagne ou en habitant à la résidence, se trouvait brutalement remis en cause. Chaque événement, chaque fait s’inscrivait tout à coup dans une autre perspective et devenait suspect. Romain doutait de tout. Chaque phrase, chaque main tendue n’était plus désormais à ses yeux que le rouage cynique d’une parfaite mécanique de manipulation dont la découverte le terrassait.

— Pourquoi m’avez-vous fait ça ? répétait le jeune homme.

— Ce n’est pas vis-à-vis de toi, Romain. Le premier soir, lorsque je t’ai vu surgir, tu n’étais que le petit ami de celle que je rêvais de rencontrer. Et puis j’ai appris à te connaître.

— Vous m’avez attiré dans cet appartement pour me contrôler. C’était un piège.

— C’est faux. Je pariais sur le fait que t’avoir ici approcherait Emma de moi. Tu es important pour elle.

— Quand je repense à tous vos beaux discours, à vos leçons… Il a fière allure, le vieux sage !

— Je n’ai pas été adroit, mais j’ai toujours été sincère.

— Et votre petit numéro lors de votre rencontre avec Emma ? Que lui avez-vous baratiné pour la fasciner autant ?

— Je ne lui ai pas menti. Au contraire. Tu peux lire les cahiers, tu verras que je n’ai rien fait d’autre que chercher à la connaître, à la protéger et à l’aider.

— Je me fous complètement de vos cahiers ! Emma n’est pas un animal de laboratoire qu’on étudie !

— Romain, je t’en prie. Je comprends ce que tu ressens mais…

— Non, vous ne comprenez pas ! Vous avez en plus eu le culot de me raconter que vous n’aviez trompé personne. Et j’y ai cru !

Le jeune homme se détourna. Il étouffa quelque chose qui ressemblait à un sanglot. Lorsqu’il fit à nouveau face au docteur, son regard n’était plus seulement violent, il était aussi rempli de tristesse.

— Vous savez ce qui me ravage le plus ?

— Dis-moi.

— J’avais confiance en vous ! Je vous ai écouté. Je vous ai suivi aveuglément. Je vais même vous dire, je comprenais la fascination qu’Emma éprouve pour vous. Il m’est même arrivé de souhaiter que mon père vous ressemble ! Vous pouvez être satisfait, vous m’avez bien roulé. Vous me dégoûtez.

— Romain, dès l’instant où je t’ai connu vraiment, où j’ai su qui tu étais, j’ai fait ce que j’ai pu pour toi. As-tu eu le moindre problème à cause de ce que je t’ai fait ou conseillé ?

— Aucun, jusqu’à ce que je m’aperçoive que tout n’était qu’une embrouille pour me pousser à servir vos plans vis-à-vis de votre fille.

— Tu te trompes. Emma ne sait même pas que j’existe.

— Eh bien il est temps qu’elle l’apprenne. On va faire le ménage. Je vais vous foutre la tronche face à vos mensonges.

— Non, s’il te plaît ! Ne fais pas ça.

— Pourquoi ?

— Tu me feras du mal, mais ce n’est pas le plus grave. C’est elle que tu risques de faire souffrir le plus. Je te l’ai dit, moi je ne compte plus, mais elle… Songe qu’elle considère l’homme dont elle porte le nom comme son père. Tu vas détruire sa famille…

— Encore des mensonges pour me balader.

— Romain, je te fais une promesse : si tu gardes le secret, je disparais. Tu n’entendras plus jamais parler de moi. Je repars en Inde, ou ailleurs, et tu feras ce que tu veux mais je t’en supplie, ne dis rien à Emma. Je n’ai jamais rien été dans sa vie. Je ne veux pas être que cela.

À bout de forces, Thomas s’adossa au mur et, dans un ultime geste de protection, cacha son visage dans ses mains, comme derrière un bouclier. Les paupières closes de toutes ses forces, il ne voulait plus ni voir, ni entendre, et encore moins ressentir. Épuisé, il aurait donné n’importe quoi pour suspendre le temps quelques minutes afin de reprendre son souffle, de savoir où était le nord, de se réveiller de ce cauchemar. Que pouvait-il avouer d’autre à Romain ?

Un claquement sourd l’obligea à ouvrir les yeux pour affronter la réalité. Romain n’était plus dans la pièce. Le docteur pria pour que le bruit qu’il avait entendu ne soit pas celui de la porte extérieure. Soudain, un moteur démarra dans la rue. Romain partait. Le sang de Thomas se glaça. Il se précipita à sa poursuite, mais lorsqu’il arriva, essoufflé, sur le trottoir, la voiture du jeune homme n’était plus qu’un point lointain dans la nuit.

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