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Arrivé devant la chambre de Françoise, le docteur s’adressa une dernière fois à l’inspectrice :

— Je me dois de vous avertir, madame. Vous allez découvrir des personnes âgées dont la vie n’est pas facile. Pour certains, elle ne tient même qu’à un fil. Lors de ma récente arrivée, j’ai moi-même été ému de mesurer à quel point ils sont fragiles. Ils vivent souvent leurs derniers instants de bonheur, et les déplacer les achèverait à coup sûr. Ce n’est pas le directeur qui vous parle, mais le médecin.

— Je suis là pour en juger. Nous ne sommes pas des monstres.

Thomas prit une expression de croque-mort et ouvrit la porte.

Mme Quenon avait soigné son personnage. Elle était étendue dans son lit, droite comme un piquet, ses couvertures remontées jusqu’au cou. Elle affichait un teint blafard — obtenu avec la complicité et le maquillage de Pauline et de Chantal.

Thomas s’approcha d’elle sur la pointe des pieds et fit signe à l’inspectrice de le rejoindre.

— Vous avez de la chance, elle est consciente, dit-il à voix basse.

Puis au ras de l’oreille de Françoise, il hurla :

— Madame Quenon ! Vous avez de la visite !

L’ancienne institutrice, sans doute désormais sourde pour un bon moment, fit preuve d’une remarquable maîtrise en n’affichant qu’une réaction minimale. Tout était parfait : le regard perdu, les gestes épuisés, la respiration souffreteuse.

D’une petite voix, elle demanda :

— C’est un enfant qui vient me voir ?

— Elle était maîtresse, précisa le médecin à la visiteuse en aparté.

— Bonjour, madame ! cria l’inspectrice aussi fort qu’elle le pouvait.

— Une petite fille ? Comme c’est mignon. Tu m’as fait un dessin ?

— Elle n’a plus toute sa tête, commenta discrètement Thomas. Et encore, vous la voyez dans un bon jour.

— Fais donc un bisounet à mémé Françoise, ma petite.

L’inspectrice se cabra. Le docteur l’invita d’un geste de la main.

— Vous ferez son bonheur, madame. Vous êtes aux affaires sociales. Personne ne sait mieux que vous à quel point les gens en détresse sont sensibles aux marques d’affection.

À contrecœur, dégoûtée par la couleur cadavérique de la pauvre vieille, la visiteuse l’embrassa du bout des lèvres et se retira vivement.

— Jocelyne, c’est toi ? Tu as fait tes devoirs ?

Le docteur entraîna la visiteuse vers la sortie.

— Nous devons la laisser, car après une forte émotion, elle peut devenir violente.

— Mais vous venez de dire que si je l’embrassais, ça lui ferait plaisir !

— Bien sûr, mais avant d’éprouver de la joie, elle traverse d’abord une phase caractérielle. Ce n’est qu’après ses bouffées de rage incontrôlée que ce qu’elle a vécu de positif lui revient. Rassurez-vous, chère madame, votre geste d’une grande générosité n’aura pas été inutile.


En pénétrant dans la chambre suivante, le docteur et la visiteuse découvrirent Hélène en train de parler à son chat en peluche sur un ton péremptoire.

— Tu as été très méchante. Je vais te couper les oreilles, vilaine bête !

Pour agrémenter le tableau, Mme Trémélio avait enfilé tous ses vêtements à l’envers.

— De quoi souffre-t-elle ? demanda l’inspectrice, impressionnée.

— Allez savoir. À son âge, plus personne ne prend le temps de faire de diagnostic sérieux. On s’évertue seulement à retarder la progression du mal qui ravage son esprit. Le rôle de Mlle Choplin est d’ailleurs très important sur ce point. Elle joue régulièrement au Scrabble avec les patients. Malheureusement, Mme Trémélio n’a plus le droit de jouer à ce jeu.

— Pourquoi donc ?

— Elle bouffe les lettres. Elle nous a fait une occlusion avec un « w ».

— La pauvre.

Lorsque le docteur referma sa porte, Hélène était en train de menacer son chat de lui abattre sur la tête le plus gros tome de Mon patron, mon amour.


La visite se poursuivit chez Jean-Michel, que l’inspectrice — de plus en plus mal à l’aise — découvrit assis par terre en slip, le nez collé au mur qu’il fixait d’un regard halluciné. Des chaussettes enfilées sur les mains, il chantait doucement — faux — des airs beaucoup moins jolis que ceux de Michael.

— Qu’est-ce qu’il a, celui-là ?

— Un cas très spécial, ce monsieur Ferreira. Je n’avais jamais vu cela avant. Si on lui demande de s’arrêter de chanter pour lui parler ou pour le nourrir, il se griffe le visage. Il se lacère jusqu’au sang. Comme vous pouvez le constater vous-même, voilà plusieurs semaines que nous avons réussi à l’en empêcher, et son visage semble presque humain.

— C’est terrible…

— Il y a tout de même de beaux moments. Parfois, l’infirmière ou moi chantons avec lui. Alors il pleure de joie. Voulez-vous essayer ? C’est inoubliable.

— J’en suis certaine mais non, merci. Je n’ai pas trop le temps et je n’ai aucune idée de ce qu’il chante.

L’inspectrice jeta un coup d’œil rapide à la pièce et ne s’éternisa pas.


Dans la chambre suivante, Francis avait particulièrement travaillé le décor. Il était alité dans ce qui ressemblait à une unité de réanimation. Des perfusions et des fils électriques le reliaient à toutes sortes d’instruments mystérieux. Le tout avait été fabriqué avec les vieux tuyaux d’aquarium abandonnés par l’équipe de la crèche. Même la pompe à air des poissons avait repris du service pour l’occasion et ronflait en fond. Pauline, qui s’affairait sur les pansements du malade, leva le nez.

— Bonjour, madame, pardon de ne pas être venue vous accueillir, mais c’est le jour de remplacement des pansements de M. Lanzac.

— Ne vous inquiétez pas. Je vois que vous avez à faire. Mais dites-moi, docteur, ce brave monsieur ne devrait-il pas se trouver à l’hôpital ? Vous n’êtes pas censés être une résidence médicalisée…

— Nous en sommes conscients, mais il n’a pas toujours été ainsi. Nous nous efforçons de respecter la dernière volonté qu’il ait exprimée. Il a supplié de pouvoir finir sa vie avec la vue sur ce jardin qui lui a donné tant de bonheur.

Francis sortit brutalement de sa léthargie et hurla :

— Bouffon ! Salope !

L’inspectrice recula, horrifiée. Le docteur, un peu décontenancé, expliqua :

— Il est aussi atteint du syndrome de Gilles de la Tourette.

— Mon Dieu…

— Dans son état, ce n’est pas le plus grave. Nous avons fini par nous habituer, et les autres sont sourds.

Le docteur referma la porte au moment où Francis hurlait :

— Quéquette ! Pute !


En se présentant devant la dernière porte, l’inspectrice n’était pas rassurée. Thomas non plus, à vrai dire.

— Vous n’avez que cinq résidents, c’est bien cela ?

— Oui, nous sommes bientôt au bout. Chantal est la dernière. Pardonnez-moi cette question indiscrète, mais êtes-vous à jour de vos vaccins ?

— Pourquoi me demandez-vous ça ?

— On n’est jamais trop prudent.

Au moment où le docteur allait ouvrir, l’inspectrice l’arrêta :

— Je ne suis pas certaine d’être à jour pour l’hépatite.

— Ce n’est pas le plus grave. Restez derrière moi et ne vous formalisez pas, Chantal est assez spéciale…

L’employée des services sociaux recula de quelques pas. Le docteur décela dans son regard quelque chose qui ressemblait à une peur panique.

Il ouvrit la porte comme on lève le rideau d’un théâtre — sauf que le tableau n’avait rien à voir avec la pièce écrite. Thomas lui-même eut la tentation de fuir en découvrant Chantal debout au milieu de sa chambre, entièrement recouverte de sacs à patates terreux. Sous la toile de jute, on ne voyait rien d’elle, ni son visage, ni sa forme, seulement une silhouette grotesque dont s’échappait un bras décharné qui agitait une clochette-souvenir rapportée des Alpes.

— Fuyez ! grinça Chantal d’une voix d’outre-tombe. Scellez cette porte maudite et abandonnez-moi à mon funeste sort.

Par réflexe, l’inspectrice se protégea la bouche. Ni elle ni le docteur n’osèrent franchir le seuil.

— Fuyez ! répéta Chantal de son horrible voix rauque. J’ai la télé et des gâteaux secs, je m’en sortirai.

Elle agita avec frénésie sa clochette et fit un pas vers eux.

L’inspectrice poussa un cri de terreur et Thomas referma la porte précipitamment.

— Qu’est-ce qu’elle a ? La lèpre ?

— Une forme très rare, mais qui heureusement est loin d’être aussi virulente que celle qui sévissait au Moyen Âge.

— Mais je croyais que ça n’existait plus !

— C’est un peu comme les vieux légumes d’autrefois, on les pensait disparus…

— Elle devrait être placée en quarantaine.

— Inutile, je vous assure, les sacs à pommes de terre sont plus impressionnants que sa pathologie.

Sachant la visite finie et son calvaire terminé, l’inspectrice reprit ses esprits.

— Vous savez, docteur, je ne comprends pas du tout pourquoi l’ancien directeur a rédigé un rapport pareil.

— Moi non plus. Sans doute une sorte de vengeance contre ce lieu trop exigeant.

— Vous devez avoir raison. Tout à fait entre nous, la ville prépare un projet de réaménagement de ce quartier. Le maire veut y implanter des logements en le redynamisant. L’usine va prochainement être vendue avec les parcelles environnantes.

— C’est donc ça !

— Les services de l’urbanisme voudraient récupérer ce bâtiment qui appartient à la commune, et le terrain attenant pour les vendre aux promoteurs.

« Pouffiasse ! Morpion ! » hurla la voix de Francis.

L’inspectrice recula vers la sortie et ajouta :

— Mais ne vous en faites pas, je vais rédiger un rapport qui vous garantira la tranquillité.

— Merci beaucoup, madame. Au nom des résidents, je vous remercie sincèrement. Même s’ils ne s’en doutent pas, c’est grâce à vous que le soleil brillera sur leurs derniers printemps.

— Comptez sur moi. Bon courage, docteur. Vraiment.

Au moment où la pauvre femme serrait la main du médecin avant de s’échapper, un claquement sec retentit dans le hall et toutes les lumières s’éteignirent.

— C’est sûrement M. Ferreira, expliqua le docteur. Il s’électrocute régulièrement. Je dois vous laisser.

L’inspectrice ne demanda pas son reste.

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