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— Tu as capturé tous mes renards et je n’ai pris aucun lapin. Tu m’as encore battu. Tu es trop fort.

Théo regarda le médecin bien en face avec une moue sans équivoque.

— Soit tu me laisses gagner, constata-t-il, soit t’es vraiment pas doué…

La voix de Pauline s’éleva de la cuisine :

— Chéri, s’il te plaît, parle correctement au docteur. C’est la première fois que maman a un gentil chef de service et elle ne voudrait pas se faire virer.

Le petit sauta de sa chaise, courut jusqu’à sa mère et lui tira la manche pour lui glisser à l’oreille :

— C’est pas parce qu’il est gentil qu’il n’est pas bête.

— Bravo mon grand. Tu viens de découvrir un des secrets de l’humanité. Mais n’en parle à personne, le monde n’est pas prêt à savoir.

Un violent raclement résonna jusque dans les structures du bâtiment.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Pauline.

— Je parie que c’est encore un coup de Jean-Michel… On ne le tient plus, celui-là !

L’électrocution avait eu des effets secondaires surprenants sur M. Ferreira. Après l’avoir cru mort, l’ensemble du foyer avait assisté à une résurrection qui dépassait l’entendement. Le personnage de Frankenstein était certainement né suite à une histoire de ce genre — un type à moitié crevé qui prend la foudre et s’en sort plus vivant que jamais, multipliant les dégâts et les comportements ingérables. Depuis l’incident de l’enclos aux chevaux, Jean-Michel ne tenait plus en place. Il marchait sans canne, riait comme un dément, sortait se promener dans le verger et allait même jusqu’à provoquer Francis physiquement. Il ne lui manquait que les boulons de chaque côté du cou pour que la ressemblance avec son terrifiant modèle soit complète.

Le docteur frappa à sa porte.

— Monsieur Ferreira, tout va bien ? Puis-je entrer ?

— Venez donc, vous allez m’aider.

Le docteur découvrit la chambre sens dessus dessous. Tous les meubles avaient été déplacés. Au milieu de ce capharnaüm, Jean-Michel, sans ses lunettes et la chemise débraillée, avait entrepris de traîner sa grande armoire sans même l’avoir complètement vidée.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— J’en ai marre, j’étouffe. Il me faut du changement. Pouvez-vous m’aider à déplacer le bahut ici ?

— Et votre lit ?

— Je le ramènerai au fond. Ainsi je pourrai voir le jardin et la télé sans me lever.

— Comme vous voulez.

Au moment où Thomas et Jean-Michel s’apprêtaient à pousser comme des forçats, Pauline apparut sur le seuil.

— Théo, viens voir ! s’exclama-t-elle. On dirait ta chambre. Le même foutoir — et pour mon malheur, je crois d’ailleurs que c’est la même pauvre créature qui va être condamnée à ranger…

Les deux hommes y allèrent de bon cœur, mais le meuble bougea peu.

— On ne vous a pas appris que vide, c’était plus léger ? ironisa Pauline.

— Le tout est de savoir quelle dépense d’énergie est la plus rentable, rétorqua Jean-Michel. Pousser comme une mule une armoire pleine ou s’échiner à tout vider comme un pleutre…

L’infirmière ironisa :

— Comme si déplacer du mobilier était une question de courage, voire d’honneur ! Le lumbago que vous allez vous choper vous donnera la réponse.

Pauline et même Théo apportèrent leur concours. En peu de temps, le nouvel agencement fut achevé.

— Merci, mademoiselle, merci, docteur, et merci à toi, mon grand.

— Essayez quand même de ne pas déménager tous les jours…, supplia Pauline.

— Maman, fit remarquer Théo, pourquoi le monsieur ne mettrait pas son lit dans l’autre sens, ce serait moins serré ?

L’idée sembla aussitôt séduire M. Ferreira.

— Il a raison, le petit. Maintenant, ça me semble évident…

Le docteur s’adossa au mur en soufflant et Pauline chassa son propre enfant.

— Toi, tu files terminer tes exercices immédiatement parce que sinon, ça va barder !

— Mais c’est toi qui m’as dit de venir voir !

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