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Thomas vécut les jours suivants comme un rêve éveillé. Les lieux et les gens n’avaient pas changé, lui si. Tout semblait désormais irréel. Déstabilisé par la découverte de l’existence de sa fille, il ne pouvait rien faire d’autre que se laisser porter par les flots qui le chahutaient. Il se sentait comme un cuirassé dont les moteurs seraient tombés en panne au milieu d’un océan déchaîné. Pendant des années, il avait pris sur lui, caché ses doutes pour se montrer rassurant, donné le change face au pire, mais l’irruption d’Emma avait brisé l’armure qu’il s’était forgée. La salle des machines avait pris l’eau et plus personne ne maîtrisait la barre. Sans aucun contrôle, débordé, Thomas était désormais traversé d’émotions sans le moindre filtre, entièrement perméable à ce que lui envoyaient les gens dont il avait partagé la vie.

Deux jours avant son départ, tous les habitants de la vallée et même certains venus de plus loin se réunirent dans le hangar bricolé qui servait de salle d’assemblée. Thomas fut accueilli par des chants, des applaudissements et même des cris. En son honneur, chacun avait revêtu ses plus beaux habits. Niyati portait son sari de cérémonie. Le père de Kishan, Darsheel, chef du village, instituteur et possesseur de la seule machine à écrire de la vallée, fit un rapide discours dont Thomas ne comprit que les grandes lignes. Puis, devant les habitants réunis, le patriarche demanda à son fils de traduire dans la langue des villageois les mots qu’il allait adresser en français à Thomas — il tirait une certaine fierté de parler cette langue.

Darsheel remercia le médecin pour son aide, rappela tout ce qu’ils avaient affronté et tout ce qu’ils avaient bâti ensemble.

— Tu as apporté beaucoup de chance chez nous. Avec toi, j’ai aussi pu retrouver le plaisir de parler ta langue et l’enseigner aux miens. Je garde précieusement les livres que tu me confies. Notre école portera désormais ton nom, mais nous n’oublierons jamais que si la fenêtre est en biais, c’est parce que tu l’as scellée de travers !

Devant toute l’assemblée, le chef du village raconta certaines anecdotes que Thomas avait le plus souvent oubliées. Une tranche de vie résumée par quelques joyeuses péripéties, parce que personne n’ignorait tout ce que Thomas avait fait de plus sérieux.

— Lorsque tu es arrivé parmi nous, tu n’étais qu’un grand enfant. Je t’ai vu apprendre, je t’ai vu comprendre. C’est en homme que tu repars aujourd’hui.

Alors que Darsheel lui faisait son émouvante déclaration, Thomas s’étonna que l’assemblée continue à rire à gorge déployée.

— En fait, avoua Kishan, je ne leur traduis pas les propos de mon père. Trop personnel. Je préfère leur rappeler tous les trucs délirants que tu as pu faire chez nous ! Beaucoup ignoraient que tu t’es pris une balle à la frontière, et que la maison que tu as construite t’est tombée dessus. Par contre, pour les chiens, tout le monde est au courant…

Darsheel acheva son hommage en saisissant Thomas par les épaules pour le serrer contre lui.

— Tu vas nous manquer. Quelle que soit ta route, j’espère qu’un jour, elle te ramènera à nouveau jusqu’à nous. Que la sagesse de Ganesh éclaire tes choix.

Il y avait quelque chose de surréaliste à voir tout le village plié de rire alors qu’au milieu de la foule, le chef et le docteur avaient les larmes aux yeux. Thomas avait toujours été impressionné par la faculté de ce grand peuple à considérer le destin comme une chance ou comme une leçon. Personne ne lui en voulait de partir. C’était le mieux à faire et tous semblaient l’accepter bien plus naturellement que lui.

— Ils n’ont pas l’air si tristes que je m’en aille…

— On leur a dit que tu rentrais en France pour retrouver ta famille. Ils sont heureux pour toi !

Les enfants lui apportèrent des cadeaux qu’ils avaient fabriqués eux-mêmes.

Le dernier jour, la plupart des gens furent surpris de constater que Thomas était encore au village. Beaucoup lui parlèrent, souvent plus qu’ils ne l’avaient jamais fait. Même s’il ne comprenait pas tout, Thomas n’oublierait jamais leurs regards, puissants et bienveillants. Chacun semblait avoir beaucoup de choses à lui confier. Parce que l’imminence de la séparation libère les sentiments. Parce que les humains attendent toujours l’ultime limite pour oser avouer.

Au matin du départ, il n’y eut ni cérémonie ni effusions. Tout le monde était parti travailler comme d’habitude. Seule Shefali s’était arrangée pour traîner au village afin de dire adieu à Thomas. Le docteur savait qu’elle avait toujours eu un faible pour lui. Il espérait qu’après son départ, elle se marierait enfin.

Dans le vieux 4 × 4 qui roulait vers l’aéroport de Srinagar, Darsheel, Kishan et Thomas ne prononcèrent pas une parole. Avant de rejoindre le réseau de routes bitumées, l’engin devait parcourir une longue distance sur des pistes défoncées souvent taillées à flanc de montagne. Les bruits en tous genres, roulements et chocs des pierres contre les bas de caisse se chargèrent de meubler le silence. À travers les vitres poussiéreuses du véhicule secoué par les cahots, Thomas regardait les paysages défiler. Il en avait parcouru beaucoup à pied. Jamais il n’avait songé qu’il les quitterait un jour. Il n’avait pas envisagé non plus qu’il pouvait avoir une fille. La vie n’est jamais ce que l’on imagine.

À mesure qu’ils gagnaient les plaines, la végétation se faisait plus présente et les routes s’amélioraient. Les kilomètres passèrent plus vite.

Lorsqu’ils furent enfin garés devant le hall principal de l’aéroport, Kishan attrapa le modeste bagage et accompagna Thomas, qui semblait désorienté.

— Envoie ton adresse électronique au bureau de la Croix-Rouge. Ils me la transmettront à ma prochaine visite. On nous a promis une liaison pour dans quelques mois. Je te ferai signe !

Dans le tumulte du hall d’embarquement, les paroles de l’Indien paraissaient étouffées, lointaines. Pour que son ami le regarde dans les yeux, Kishan fut obligé de lui saisir le visage.

— Je te souhaite bonne chance. Tu nous raconteras !

Les deux hommes échangèrent encore quelques mots. Aucun des deux ne savait comment réagir. Pour Thomas, tout cela semblait irréel. Lorsque l’appel pour son vol retentit, Darsheel le salua chaleureusement et Kishan l’étreignit.

Sans bien s’en rendre compte, Thomas se retrouva assis dans l’avion. Il réalisa que les derniers mots échangés avec le meilleur ami qu’il ait jamais eu concernaient des mamelles de chèvre. Quand l’appareil décolla, le médecin prit aussi conscience qu’il n’avait revu ni la rivière Neelum, ni le vieux Paranjay.

En arrivant en escale à l’aéroport de Delhi, Thomas flottait toujours. Il fut fasciné par le sol dallé de marbre. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas vu une si grande surface, parfaitement plane, exempte de poussière, de ravines et de caillasses. Pour savourer ce luxe, il avança dans la file des contrôles douaniers en traînant les pieds. Pour la première fois depuis une éternité, il n’était pas obligé de se tordre les chevilles à chaque pas. Arrivé au guichet, le visage barré d’un sourire absent, il tendit mécaniquement son passeport abîmé et ses papiers officiels tellement usés qu’ils tombaient en lambeaux.

Comme s’il redécouvrait un monde depuis longtemps oublié, Thomas observait autour de lui. Sans être capable de définir à quel niveau, il sentait que tout avait changé. Il n’avait jamais vu autant d’écrans aussi plats déverser de tels flots d’images. Une femme tournoyait sur elle-même en faisant voler son improbable chevelure. Un homme au torse d’athlète et au sourire complice utilisait un téléphone sans touches à peine plus gros qu’une boîte de médicaments. Un déluge d’infos, de vues d’actualités terribles mélangées à des spectacles clinquants, truffés de publicités au rythme saccadé et aux couleurs criardes. Cette succession effrénée fatigua rapidement Thomas, au point de lui donner mal à la tête.

Après avoir passé les contrôles d’embarquement, il fut surpris de la profusion de boutiques aveuglantes de lumière, toutes remplies d’objets aux prix astronomiques dont il ne comprenait pas souvent l’utilité. Il fut aussi frappé par le nombre ahurissant de comptoirs offrant de la nourriture en abondance, sous des formes tellement diverses que beaucoup lui étaient inconnues. Le stock de chacune de ces échoppes aurait suffi à nourrir la population d’Ambar pendant plusieurs semaines. Même aux toilettes, il resta contemplatif face aux lampes éclairant les murs qui changeaient de couleur dans une fluidité parfaite, évoquant successivement toutes les teintes de l’arc-en-ciel.

Thomas embarqua en remarquant tout, le sourire des hôtesses, leurs impeccables chignons, les insignes rutilants des pilotes, le léger claquement de leurs belles chaussures sur le sol, le nombre de films proposés sur les petits écrans que l’on pouvait toucher, les menus, la quantité de déchets produits, et surtout l’incroyable confort des sièges en comparaison des tabourets bricolés du village. Il se retrouvait comme un novice face à un monde étrange. Fallait-il que son séjour au village l’ait plongé dans une autre dimension pour que sa vie d’avant se soit retrouvée enfouie si loin dans sa mémoire…

Durant le vol, Thomas ne réussit pas à trouver le sommeil. En partie parce que son voisin n’arrêtait pas de changer de film sans en terminer aucun, mais surtout parce que pour la première fois, il se retrouvait seul, confronté à ce qu’avait déclenché en lui la découverte d’Emma. L’onde de choc n’en finissait pas de se répandre dans son esprit, redessinant complètement son paysage intérieur. Depuis qu’il était enfant, il avait toujours voulu être utile. Ses orientations s’étaient définies autour de cet axe, en pleine conscience. Thomas s’était ainsi construit comme un homme engagé au service de la santé des individus, sans distinction d’appartenance politique ou religieuse. C’était sa clé, ce qui le définissait le mieux. Il était en harmonie avec cette image de lui-même. Et puis tout à coup, il se retrouvait dans le rôle d’un compagnon indigne et d’un père absent. Thomas pensait connaître sa vie et pourtant, une part essentielle s’était déroulée à son insu. Papa, du jour au lendemain. Il ne s’était jamais vraiment projeté dans la paternité. Quel père pouvait-il être ? Que représente le fait d’avoir un enfant ? Quelle différence existe-t-il entre un géniteur et un père ? À quoi peut-on servir lorsque l’on arrive avec deux décennies de retard ? A-t-on des droits sur ceux à qui l’on donne la vie ? Ou uniquement des devoirs ?

Il songea aussi à Céline, à ce qu’il avait éprouvé pour elle. Certains souvenirs lui revinrent. Des moments, des regards, des silences. Il fut lui-même surpris de s’apercevoir qu’ils étaient encore très vivants au fond de lui alors qu’il pensait avoir tout oublié. Avait-il voulu le croire pour ne rien regretter ?

Dans quelques heures, Thomas serait de retour en France, sans avoir la moindre idée de la façon d’aborder une nouvelle vie qu’il n’envisageait même pas quelques jours plus tôt. Obligé de naviguer à vue. Son retour inattendu ne lui avait laissé le temps de reprendre contact avec personne, sauf Franck, un ancien collègue. Mais quelles que soient les questions que Thomas se posait, les réponses dépendaient toutes d’Emma, sans même qu’elle s’en doute. Son histoire à elle aussi s’écrivait à son insu. Peut-être est-ce notre cas à tous. Même s’il rentrait chez lui, Thomas plongeait dans l’inconnu. Il se préparait à un saut dans le vide entre culpabilité, envie, peur et espoir. Est-il possible d’être prêt en pareil cas ?

Il souhaitait d’abord s’approcher d’Emma. Depuis que Kishan lui avait offert les photos, il les portait en permanence sur lui et les regardait souvent. Il les connaissait jusque dans les plus infimes détails. Le regard de tueur psychopathe du poney, le nombre de boutons du costume de pirate, la couleur des bougies sur le gâteau. Les yeux fermés, il pouvait décrire chaque objet qu’Emma brandissait et les différents vêtements qu’elle portait. Il avait hâte de la découvrir en vrai. Il ne lui parlerait sans doute pas tout de suite, mais il désirait au moins la regarder. Il en avait besoin. Il ne voulait en aucun cas la déranger ou débarquer dans sa vie, mais il était décidé à s’en approcher le plus possible.

L’avion se posa à Paris alors que le soleil se levait. Thomas débarqua dans le hall d’arrivée au milieu des gens qui se sautaient au cou, dans des rires et des étreintes émues. Lui, personne ne l’attendait. C’est fou comme on se sent plus fragile lorsque l’on est seul. Presque honteux, il se faufila le plus discrètement possible, sa vie tout entière contenue dans un sac de sport aux couleurs passées. Il remonta l’interminable hall de l’aérogare. Ici aussi beaucoup d’écrans, d’immenses publicités pour des parfums avec des femmes à l’expression hautaine et des hommes au sourire séducteur. Thomas avançait comme un zombie. À voir les regards de ceux qu’il croisait, il ne devait pas avoir que la démarche d’un mort-vivant, mais aussi le costume, avec ses vêtements défraîchis et démodés. Il portait le t-shirt gribouillé par Kishan : « Don’t follow me, I’m lost » — ne me suivez pas, je suis perdu. Son copain le lui avait offert parce que les gamins de la vallée le suivaient souvent en se fiant à lui alors qu’il s’était égaré bien des fois. Dans cet aéroport pourtant ultra balisé, le message du t-shirt prenait un sens encore plus aigu. Mais plus aucun enfant ne suivait Thomas. Il comprit très vite qu’il allait lui falloir réapprendre à vivre chez lui, à seulement six heures de décalage horaire, mais à des années-lumière d’Ambar.

Lorsqu’il finit par trouver le distributeur de tickets de RER, il resta perplexe devant la machine. L’homme qui faisait la queue derrière lui s’impatienta rapidement. Thomas osa lui demander son aide, mais l’individu le regarda avec mépris et changea de machine. Une jeune fille lui proposa alors un coup de main. Thomas n’écouta pas vraiment ses explications. Il la dévisageait. Elle aurait pu être sa fille.

Au milieu de ces gens pressés, fermés, face à ces panneaux abscons, entre ces indications ésotériques, son voyage lui apparaissait soudain comme une odyssée impossible. Finalement, par comparaison, rallier la vallée de Kapoor à pied, par le sentier des cols, au plus fort de la mousson, avec le risque de se faire foudroyer, ne lui semblait plus si insensé que cela.

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