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Le dernier à avoir coupé les cheveux de Thomas s’appelait Marish, un vieil homme myope à qui le docteur avait en plus diagnostiqué une variante de la maladie de Parkinson. Ses mains tremblaient beaucoup mais il avait tenu à « coiffer » le toubib pour le remercier de ses soins. Il s’était servi des ciseaux rouillés qu’il utilisait aussi pour vider les volailles. Le résultat avait beaucoup amusé Kishan, qui lui avait proposé d’égaliser à la flamme.

Ce matin, Thomas avait poussé la porte du premier salon qu’il avait trouvé à la sortie de la gare, et dont la devanture proclamait fièrement : « Visagiste et haute coiffure mixte ». Il en avait eu mal aux tympans à force d’entendre le coiffeur pester contre « l’épouvantable sabotage capillaire » perpétré par « celui qui l’avait massacré avant que lui ne le sauve » — le tout pour l’équivalent de dix mois de salaire d’un ouvrier indien.

La rentrée des classes avait eu lieu quelques jours auparavant et avec ses habits neufs — jean, chaussures, polo et blouson —, Thomas se sentait comme les écoliers croisés en ville. Chacun des éléments de sa panoplie le grattait, ce qui lui donnait une démarche réellement surprenante. En observant les enfants, il avait remarqué que les très jeunes ployaient sous le poids de cartables bien remplis dépassant largement leurs épaules, alors que les plus grands, dont beaucoup avaient les cheveux dressés sur la tête grâce à une sorte de colle, ne portaient que des petits sacs à dos souvent maculés d’inscriptions étranges. À croire que moins ils étaient capables de porter, plus on les chargeait.

Thomas fut soulagé de trouver la rue de la Liberté sans trop de difficultés. Mais lorsqu’il s’aperçut qu’il était au pied du numéro 27 alors que le foyer se situait au numéro 371, il se mit en route sans tarder.

La rue s’étirait vers l’ouest, s’éloignant du centre-ville pour s’aventurer bien au-delà des faubourgs, traversant des résidences excentrées, longeant un stade pour continuer entre des hangars, quelques magasins de dépôt-vente et des ateliers de mécanique. Le docteur fut surpris en découvrant plusieurs anciennes usines transformées en lieux de stockage pour particuliers. Il fallait vraiment que ce monde déborde de biens matériels pour que les gens soient obligés de louer des box pour les entreposer hors de chez eux.

Plus Thomas progressait, moins il rencontrait âme qui vive. Depuis maintenant un bon moment, il n’avait croisé personne, à part un chat et un vieux carton poussé par le vent.

« Ils ne sont pas près de se sauver à pied, les seniors… », se dit-il.

Au loin, au-dessus des bâtiments industriels, quelques monts boisés se découpaient à l’horizon, mais rien de comparable avec les reliefs escarpés et arides du district de Kupwara.

Lorsque Thomas arriva enfin au numéro 371, il eut un doute. Il vérifia l’adresse sur son document. Le fait que le foyer soit installé entre un garage automobile flanqué d’une casse et une usine visiblement abandonnée n’était pas le plus surprenant. Ce qui interpella Thomas, ce furent les couleurs vives et l’immense nounours au sourire réjoui peint sur la façade de la résidence pour séniors. L’apparence et la décoration du bâtiment lui paraissaient incongrues. Thomas gagna la porte principale et sonna. Une femme vint rapidement lui ouvrir. Elle était sans doute plus jeune que lui, dotée d’un charme certain et d’une attitude volontaire. Son sourire courtois dissimulait mal l’appréhension que son regard trahissait.

— Bonjour, monsieur.

— Bonjour, je suis Thomas Sellac, le nouveau directeur.

— Bienvenue, je suis Pauline Choplin, l’infirmière résidente.

La jeune femme jeta un coup d’œil dans la rue et demanda :

— Où est votre voiture ?

— Je suis venu à pied.

— Du centre-ville ?

— Oui.

— Vous auriez dû appeler, je serais venue vous chercher. Ça fait loin…

— Je n’ai pas de portable.

Mlle Choplin ne parvint pas à masquer sa surprise. L’homme qui se tenait devant elle avec un blouson tellement neuf que l’étiquette était encore agrafée à la manche était au minimum un cas social, au pire un tueur en série qui allait la prendre en otage, elle et tous les résidents.

— Entrez, je vous en prie, fit-elle cependant poliment.

— Je sais que j’arrive avec deux heures d’avance, mais je me suis dit que mon prédécesseur serait content de gagner du temps.

— C’est très aimable à vous mais il est parti le mois dernier, à la minute où son préavis s’achevait.

— Mais alors…

— Nous sommes seuls depuis et devinez quoi ? Nous avons survécu. Pour être franche, je n’espérais même pas voir arriver un remplaçant si rapidement.

Thomas se figea en découvrant le hall de l’établissement. Encore des nounours peints partout, avec en prime des ballons multicolores, des petites fleurs qui sourient et des lapins qui dansent. Du sol au plafond. Une avalanche de couleurs éclatantes capables de faire passer les rues de Bombay pour un décor monochrome et déprimant.

Pauline Choplin s’inquiéta :

— J’espère que vous n’êtes pas allergique aux décors enfantins…

— Aucun antécédent. Vous avez peint tout ça parce qu’on dit que les gens âgés retombent en enfance ?

— Nous avons simplement récupéré les locaux de l’ancienne crèche de l’usine d’à côté lorsqu’elle a fermé. Vous verrez, au début, on est tenté de mettre des lunettes de soleil pour ne pas devenir daltonien, mais après on s’habitue. Et puis crèche ou maison de retraite, quelle différence ? Les pensionnaires font la sieste et portent souvent des couches !

L’infirmière éclata de rire mais, s’apercevant que son nouveau patron ne souriait pas, reprit vite son sérieux.

— Je vais vous montrer votre bureau. Votre appartement de fonction est au-dessus. Vous n’avez que ce sac comme bagage ?

— Oui.

Percevant à nouveau l’étonnement chez la jeune femme, Thomas s’empressa d’ajouter :

— Le reste arrivera plus tard.

Dans le bureau, Thomas découvrit une pile de dossiers et de parapheurs posés bien en évidence, deux armoires remplies d’archives et, sur le panneau de liège qui occupait la moitié du mur, une impressionnante collection de notes de service. Il remarqua tout de suite l’ordinateur et l’imprimante. Il allait en avoir besoin.

— Ce poste est-il connecté à Internet ?

L’infirmière fut un peu déroutée par la question mais acquiesça comme si de rien n’était. Le docteur passa quelques notes en revue. Tout ce papier gâché et ce formalisme le laissaient perplexe.

— Votre prédécesseur était fan de « petites notes », précisa la jeune femme. Il en rédigeait pour tout…

— Je vois. Il doit y avoir un nom pour ce type de pathologie…

— C’était probablement un bon gestionnaire. Mais sur le plan humain… Trois ans après, il se trompait encore sur le nom des résidents.

— Ils sont au nombre de six, c’est ça ?

— Cinq. Mme Berzha nous a quittés, paisiblement, dans son sommeil. Nos effectifs se composent donc aujourd’hui de trois femmes et deux hommes. De soixante et onze à quatre-vingt-huit ans. Puis-je me permettre une question ?

Voilà bien longtemps qu’une femme n’avait pas regardé Thomas aussi franchement dans les yeux. Troublé, il se replongea dans la note sur le remplissage des distributeurs de savon liquide.

— Je vous en prie.

— Pourquoi avez-vous choisi ce poste ?

— J’ai de la famille dans la région.

Pour éviter d’être questionné davantage, Thomas fit mine de s’intéresser à un mémo sur le volume de pain à distribuer.

— Qui s’occupe des repas ?

— La municipalité les livre deux fois par jour. Mais c’est moi qui prépare le petit-déjeuner.

— Certains résidents demandent-ils des soins particuliers ?

— Ils sont relativement autonomes. Trois d’entre eux bénéficient d’un suivi. Je vous présenterai leurs dossiers si vous le souhaitez. Vous êtes le premier à vous soucier de leurs soins…

— Je fais sans doute un assez piètre gestionnaire, mais je suis médecin de formation.

— Dans quelle spécialité ?

— Les causes perdues au bout du monde.

La jeune femme éclata de rire. C’était la seconde fois qu’elle le faisait depuis que Thomas était arrivé, et il appréciait déjà la spontanéité et l’énergie qui se dégageaient de sa collègue.

— Docteur, je vous fais visiter ?

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