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Thomas s’était promis de ne pas le faire, mais il l’avait fait quand même. Angoissé à l’idée de ne pas apercevoir Emma durant tout un week-end, il ne s’était pas contenté de l’observer à la sortie de ses cours. Il l’avait suivie. Il préférait ne pas retourner rôder dans la rue de Céline. Trop risqué, trop aléatoire. Il pouvait traîner des heures devant la maison sans jamais entrevoir sa fille, et il aurait fini par se faire remarquer. Alors que noyé dans l’anonymat de la ville, il pouvait la contempler et apprendre à la connaître en la regardant vivre.

Emma avait quitté l’école vers 17 heures. Avec deux amies dont elle semblait proche, elle était allée boire un café dans le bistrot branché d’une rue commerçante. Thomas s’était discrètement installé à une table en retrait. Il avait pris soin de s’asseoir le dos tourné à Emma mais par chance, un reflet dans la vitrine lui permettait d’entrevoir son visage, et même ses fossettes. Il était assez proche pour entendre sa voix et saisir ses propos. Les trois étudiantes évoquaient une étude de cas abordée en cours. Il était question d’assurer la continuité des soins pendant la réorganisation d’un service. Emma écoutait autant qu’elle parlait. Elle échangeait, réagissait. Elle avait du caractère sans être vindicative. Elle exposait ses idées en présentant les arguments de façon pondérée. Plus il l’entendait s’exprimer, plus Thomas la trouvait remarquable. Était-ce un des symptômes de la paternité ? Un père est-il toujours admiratif de sa fille, surtout à ce point et en si peu de temps ? Emma était-elle le fruit d’une bienveillante vision que les pères ont de leur fille, ou celui de la conjonction d’une belle nature et d’une bonne éducation dans laquelle il n’était pour rien ?

— Monsieur, souhaitez-vous prendre autre chose ?

Pour ne pas attirer l’attention des jeunes femmes, Thomas répondit à voix basse :

— Un autre thé, s’il vous plaît.

Le breuvage, issu d’un sachet de brisures végétales sauvagement ébouillantées, n’avait rien à voir avec celui que Neetu préparait à l’aide de feuilles cueillies et séchées par ses soins. Mais cela n’avait aucune importance.

Le garçon revint avec de l’eau chaude et un nouveau sachet au moment même où Emma et ses amies se levaient pour partir. Thomas s’excusa auprès du serveur :

— Pardon. Je n’avais pas vu l’heure, mais je dois y aller. Ne vous en faites pas, je vous le règle.

Le serveur regarda ce type étrange s’en aller comme le lapin blanc d’Alice et ramassa l’argent, l’eau chaude et le sachet.


Thomas prenait garde de se tenir à bonne distance d’Emma. Il se montrait si prudent qu’à deux reprises, il crut même l’avoir perdue. Il se sentit alors complètement désemparé. Jamais il n’avait éprouvé cela. La joie puissante qui l’inonda lorsqu’il l’aperçut à nouveau lui était elle aussi inconnue. Tous les parents sont-ils dans le même état suivant que leurs enfants apparaissent ou disparaissent ? Peut-être pas quand ils les voient tous les jours. Quoique.

L’une des deux amies quitta le groupe et pénétra dans une galerie marchande. L’autre ne tarda pas à partir aussi pour attraper un bus. Emma se retrouva seule, à faire les cent pas à un carrefour. À peine fut-elle séparée de ses amies que Thomas décela une sorte de tristesse chez sa fille. Comme si ses complices étaient parties avec une part de sa bonne humeur. Comme si un être humain ne rayonnait vraiment que lorsqu’il est entouré des siens. Thomas comprenait d’instinct ce que ressentait Emma. Lui aussi réagissait ainsi. Il se sentait galvanisé quand il retrouvait ceux du village. Il oubliait toute fatigue lorsqu’il voyait Kishan arriver vers lui avec ce sourire unique. Mais ici, auprès de qui éprouvait-il cela ? Thomas n’était qu’à quelques pas de sa fille et cela lui réchauffait le cœur. Cela le faisait tenir debout. Mais à l’inverse de n’importe quel père, il n’avait pas le droit d’aller la voir et cela lui faisait mal. Il aurait tant désiré pouvoir la retrouver de façon inattendue, en ville, ce soir, et voir son visage s’éclairer de bonheur parce qu’il aurait été le père qu’il aurait voulu être… Emma resta seule, et lui aussi.

La jeune femme consultait son téléphone fréquemment. Attendait-elle un message, ou se contentait-elle de regarder l’heure comme Thomas avait vu Pauline le faire ? Elle avait certainement rendez-vous. Peut-être avec sa mère, ou celui qu’elle devait considérer comme son père. Et s’ils passaient la prendre en voiture ? Alors Thomas ne pourrait pas la suivre, il la perdrait. Il lui faudrait attendre trois longs jours pour avoir une chance d’apercevoir à nouveau celle qu’il connaissait depuis peu mais qui tenait déjà une place immense dans sa vie.

Tout à coup, un jeune homme se présenta devant Emma. Le visage de la jeune femme s’illumina, plus puissamment encore qu’avec ses amies. Le garçon l’enlaça et l’embrassa avec fougue, sur la bouche.

Thomas sentit ses jambes se dérober. Il tituba. Il s’appuya contre un feu rouge et se réfugia derrière pour les observer. On dit que les enfants grandissent vite mais en général, ils ne passent pas en quelques semaines du stade de nouveau-né que l’on découvre à celui de jeune femme séduisante sur laquelle les garçons se précipitent… C’était pourtant le cas pour le docteur. Qui était ce jeune homme ? De quel droit osait-il embrasser sa fille, en public, et si longtemps ? Trop content d’exhiber sa prise, le jeune mâle ! Pourtant, personne ne semblait y prêter attention à part Thomas. Mais ce n’était pas le pire ! Emma passa elle aussi ses bras autour du garçon. Elle lui toucha même les fesses, et pas par inadvertance ! Thomas ferma les yeux pour s’efforcer de garder son calme. Il respira lentement, profondément.

Lorsqu’il regarda à nouveau, le couple avait disparu. Il bondit comme un diable avec l’espoir de les rattraper à travers la foule. Emporté par son élan, il s’aperçut trop tard qu’ils venaient vers lui et faillit les percuter. Jamais il n’avait été aussi proche d’Emma. Il réussit à éviter le pire en se jetant sur le côté sans aucune dignité. Les deux jeunes gens étaient trop occupés pour le remarquer. Trop occupés à se regarder au fond des yeux, à se tenir par tout ce que chacun arrivait à attraper de l’autre. Ils ne virent pas le fou qui s’était à moitié fracassé contre la devanture d’un marchand de lunettes. Ils continuèrent leur route. Thomas se rétablit et les suivit jusqu’au cinéma tout proche. Ils achetèrent deux billets pour un film d’action américain. C’est le garçon qui paya.

Thomas laissa passer trois autres couples avant de se présenter à la caisse. Lui n’acheta qu’un seul billet.

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