Le dos raide et douloureux à force de lire assis à même le sol, le docteur jeta un œil sur sa montre rayée. Comme chaque soir, le moment était venu. Il referma son cahier de notes presque entièrement rempli et le plaça devant le lapin et l’ourson qui en assuraient désormais la garde. Il quitta la chambre consacrée à Emma en posant sur le lieu un regard attendri. C’était sans aucun doute la pièce la plus vivante de son appartement. S’il n’avait pas craint d’être ridicule au cas où il aurait été entendu par les résidents à qui rien n’échappait, il aurait souhaité bonne nuit à chacun des jouets, avec une attention particulière pour la figurine du petit singe portant un bébé sur son dos.
Il traversa le palier et pénétra furtivement dans l’autre logement de fonction. Sa capacité à attendre avait toujours été l’un de ses atouts. C’est à cette heure-là qu’il avait entendu le mystérieux chant et depuis, chaque nuit, Thomas n’espérait qu’une chose : pouvoir l’écouter à nouveau.
Pour être plus discret et éviter d’allumer la lumière, il s’était équipé de sa lampe électrique. À défaut de pouvoir ranger en pleine nuit, il passait d’une pièce à l’autre, dressant la liste de ce qu’il convenait de faire afin de rendre le lieu plus accueillant. L’éclairage ponctuel de sa lampe l’aidait à se focaliser sur des petites zones. Quelques meubles à déménager, mais pas tant que ça étant donné que beaucoup pouvaient servir sur place une fois nettoyés. Par contre, il fallait évacuer les cartons. Empilés, ils encombraient l’espace, ceux du sommet ouverts à la poussière et débordant d’objets tels une vieille guitare ou une demi-douzaine de rehausseurs de sièges de toilettes pour bébé, qui ne pourraient plus servir à grand monde au foyer.
En reculant pour évaluer le volume de la chambre et savoir où y placer un lit, Thomas se prit les pieds dans une caisse et perdit l’équilibre. Il se rattrapa de justesse au mur, mais son coup d’épaule dans la cloison et la chute de sa lampe résonnèrent dans le silence. Sa première pensée fut pour Françoise, qu’il espérait ne pas avoir réveillée. Il se redressa en se maudissant. Alors qu’il époussetait sa manche, il se figea. Le chant s’élevait à nouveau.
La même voix de ténor, somptueuse. Puissante mais lointaine. Le docteur ne réussit pas à identifier la mélodie. Il songea un instant qu’il pouvait s’agir d’un vieux poste radio oublié dans un placard dont les piles fatiguées ne le feraient fonctionner que de temps en temps. Thomas ouvrit les meubles, colla son oreille aux murs et même au plancher, sans obtenir de résultat. Sur la pointe des pieds, en évitant cette fois les obstacles, il s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit.
Sans l’ombre d’un doute, la mélopée provenait de l’extérieur. Il fut tenté un instant de sauter par-dessus le rebord, mais c’était bien trop haut. Il se dépêcha alors d’emprunter l’escalier qui, au bout du couloir, menait directement dehors. Tenant sa lampe entre les dents, il dévala les marches métalliques en s’appuyant sur les rampes pour faire le moins de bruit possible. Il priait pour que le chant ne s’arrête pas avant qu’il en découvre la source.
Comme par magie, le son aussi ténu que diffus emplissait l’air du jardin. Aux aguets, Thomas contourna le foyer à pas de loup, en direction du verger. Malgré l’heure tardive, la chambre d’Hélène était encore éclairée. Étonné, le docteur éteignit sa lampe et s’en approcha en longeant la façade. Quand il fut à quelques mètres, il vit que la fenêtre de la vieille dame était ouverte. Il entendait clairement ses paroles. Elle était en train d’expliquer à un interlocuteur sans doute imaginaire à quel point il était beau et combien il était difficile de vivre en son absence. En temps normal, la solitude d’Hélène aurait touché le docteur, mais il était trop accaparé par sa recherche. Prenant conscience qu’il n’entendait plus le chant, il rebroussa chemin, inquiet à l’idée de l’avoir perdu. Revenu sur ses pas, il éprouva un véritable soulagement lorsqu’il le perçut à nouveau.
En pleine nuit, lumière éteinte, il s’aventura à la poursuite du son en direction de la rivière. Il traversa le futur potager de Pauline et trébucha sur les restes de la bordure de l’ancien bac à sable. À certains endroits, le chant paraissait plus présent mais à d’autres, inexplicablement, il disparaissait. Au hasard de sa quête, le docteur passa devant la brèche ouverte dans le mur de l’ancienne usine. Jamais il n’avait entendu le chanteur aussi clairement. Il décida d’aller voir de l’autre côté.